Une élue évoque un «viol mental!»
Comment un million a fait déraper le débat sur les violences faites aux femmes

Un vote serré au Conseil national sur les fonds à allouer contre la violence faite aux femmes s’est transformé, en l’espace de quelques jours, en une controverse hautement émotionnelle. Comment en est-on arrivé là?
1/5
Tamara Funiciello et Anna Rosenwasser (PS) ont poussé un coup de gueule sur Instagram après une refus polémique du Conseil national.
Photo: Instagram
RMS_Portrait_AUTOR_252.JPG
Sara Belgeri

Nous sommes mardi matin lorsque les conseillères nationales du Parti socialiste (PS) Tamara Funiciello et Anna Rosenwasser publient une vidéo sur Instagram. Le regard grave face à la caméra, Anna Rosenwasser lance: «Au Conseil national, ils viennent de refuser un million pour lutter contre les violences faites aux femmes.» Tamara Funiciello enchaîne: «Nous n'acceptons pas ça». Et les deux collègues de lancer un appel: «Rendez-vous ce soir à 18h30 sur la Place fédérale.»

A ce moment-là, ni l’une ni l’autre n'imaginent l’ampleur des répercussions de cette vidéo. En effet, la séquence va très vite devenir virale et mobiliser un nombre record de gens.

Un refus polémique du National

Mais pour comprendre cette colère, il faut revenir en arrière: lundi soir, le Conseil national débat de deux lignes concernant le budget du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes.

Une première augmentation de 1,5 million de francs est acceptée contre l’avis du Conseil fédéral. En revanche, une hausse de 3 à 4 millions – destinée principalement à soulager les foyers pour femmes et les centres d’aide aux victimes – est rejeté de justesse, par 94 voix contre 93, la décision finale revenant au président du Conseil national, l'UDC fribourgeois Pierre-André Page.

La réaction de ne se fait pas attendre, tant ce million de surplus semble dérisoire par rapport aux 90 milliards de francs de dépenses prévues par la Confédération l'année prochaine. Pour Tamara Funiciello, le constat est sans appel: les moutons comptent davantage pour le Parlement que la protection des femmes.

Une pression qui porte ses fruits

De fait, 3,6 millions supplémentaires ont effectivement été accordés à la protection des troupeaux. Dans le même temps, 10 millions ont été alloués à la promotion du vin.

De quoi excéder le PS, qui lance dans la foulée un appel intitulé «Sauver des vies de femmes, maintenant!». Dans leur vidéo, Anna Rosenwasser et Tamara Funiciello invitent un maximum de personnes à signer la pétition. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le succès est au rendez-vous: en 24 heures, plus de 200’000 signatures sont récoltées.

Le lendemain au soir, plusieurs centaines de personnes se réunissent spontanément sur la Place fédérale. Parallèlement, le mouvement citoyen Campax lance une action de courriels à destination des membres du Conseil des Etats: environ 1200 messages sont envoyés, selon l’organisation. La pression porte ses fruits. Mercredi, la Chambre des Cantons adopte le million supplémentaire sans coup férir.

Tamara Funiciello et Anna Rosenwasser s'empressent de réagir. «C’est passé», annoncent-elles à tour de rôle sur Instragram, visiblement émues. Tamara Funiciello cache brièvement son visage dans ses mains. Anna Rosenwasser, elle, doit carrément sécher ses larmes.

Critique de la campagne

L’enthousiasme est loin d’être partagé par tous. Dans les jours qui suivent, Tamara Funiciello essuie de vives critiques. «N'est-ce pas beaucoup de bruit pour rien?», s'interroge le «Tages-Anzeiger». Certains lui reprochent un coup de communication, estimant qu’il était prévisible que le Conseil des Etats accepterait le million supplémentaire, d’autant que la proposition d’augmentation originale émanait précisément de cette chambre.

Il n'empêche: le soutien dont bénéficie la demande de moyens additionnels transcende largement les clivages partisans. Le groupe des femmes du Parti libéral-radical, par exemple, réclame dans un communiqué un renforcement des fonds destinés à la prévention des violences.

Vif débat au sein de la droite

Sa présidente, la conseillère nationale zurichoise Bettina Balmer, n'a pas hésité une seconde à voter en faveur du million supplémentaire. Elle l'assure: ce montant reste largement compatible avec le frein à l’endettement.

Face à la hausse des féminicides, l’Etat a, selon elle, le devoir de soutenir des solutions efficaces et abordables. «En tant que médecin, je ne peux pas cautionner des dépenses qui sont superflues pour le vin, mais je peux cautionner des dépenses qui ne le sont pas en ce qui concerne la lutte contre les violences faites aux femmes», affirme-t-elle. Elle entend défendre ce million supplémentaire au sein de son groupe parlementaire.

Débat animé

Bettina Balmer, en revanche, critique la manière dont la pression a été exercée ces derniers jours. Par le passé, d'autres différends ont démontré que la politique pouvait fonctionner sans escalade. «Il n’est pas nécessaire d’intimider qui que ce soit pour trouver des solutions», martèle-t-elle. Ses collègues au Parlement ont, dit-elle, été «pratiquement inondés» de courriels après l'appel lancé par les deux élues socialistes.

La virulence du débat transparaît aussi dans les termes employés par Bettine Balmer pour qualifier la pression émanant de la gauche: «C’est disproportionné et cela s’apparente à un viol psychologique.»

D'autres parlementaires critiquent vivement la nature de la mobilisation. Le conseiller aux Etats PLR Andrea Caroni a notamment déclaré à Blick que le déluge de courriels était comparable aux méthodes «des pirates russes». Avant d'évoquer du «cybermobbing contre le Parlement» chez nos confrères de CH Media. La conseillère aux Etats du Centre Andrea Gmür-Schönenberger a pour sa part expliqué à la SRF que si elle n'avait pas déjà soutenu la demande, elle aurait «presque pu encore voter le contraire par dépit.»

Retour au Conseil national

Ces arguments ne sont pas du goût d'Agota Lavoyer, qui a vivement réagi sur ses réseaux sociaux en assurant qu’il s'agissait là d’un cas classique de tone policing: plutôt que de débattre de la prévention des violences, on a préféré s'indigner des courriers reçus et accuser Tamara Funiciello de mise en scène personnelle.

L'élue socialiste est pour sa part intevenue une nouvelle fois sur Instagram, pour rappeler à quel point ce refus lui semblait incompréhensible, au regard notamment de la faiblesse du crédit demandé et de l'urgence d'agir face à la hausse du nombre de féminicides.

Quel que soit l’issue du processus parlementaire, l’appel du PS a déjà recueilli plus de 480’000 signatures. Le Conseil national se prononcera une nouvelle fois lundi. Les observateurs s’attendent à ce qu’il approuve cette fois l’augmentation des moyens.


Articles les plus lus