Beat Jans sur l'initiative à 10 millions d'habitants
«Nous profitons de l’immigration parce qu’elle crée de la richesse»

Cet été, les Suisses voteront sur l'initiative des 10 millions de l'UDC. Le conseiller fédéral Beat Jans s'engage dans une campagne de vote qui s'annonce particulièrement difficile.
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Le ministre de la justice Beat Jans doit mettre à terre l'initiative de l'UDC sur les 10 millions d'habitants.
Photo: Thomas Meier
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Lucien Fluri, Céline Zahno et Thomas Meier

Le ministre de la Justice Beat Jans a des courbatures. La veille, il a perdu 5-7 avec le FC Conseil national face aux YB Old Stars de Stéphane Chapuisat. Il évoluait au poste de défenseur gauche.

Le ministre en charge de la migration doit aussi défendre la position du Conseil fédéral face à l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC) dite des 10 millions. Cette semaine, le Conseil des Etats a décidé de soumettre le texte au peuple sans contre-projet. Comment le Conseil fédéral compte-t-il convaincre la population? Autour de quelques Leckerlis bâlois posés sur la table, Beat Jans reçoit Blick pour une interview.

Beat Jans, selon les sondages, la votation sur la Suisse à 10 millions s’annonce très serrée. Pensez-vous encore pouvoir faire échouer l’initiative?
Le Conseil fédéral est convaincu que cette initiative présente de graves inconvénients pour la Suisse. Elle ne résout aucun problème. Au contraire, elle en crée de nouveaux! Par exemple pour vous, si un jour vous êtes à l’hôpital et que vous sonnez en vain parce qu’il n’y a ni médecin ni infirmier disponible. Nous avons des arguments solides pour faire comprendre à la population les risques importants liés à ce texte.

La population se montre très sceptique face à la croissance. Cela ne vous inquiète-t-il pas?
Nous prenons très au sérieux les inquiétudes liées à la croissance et nous y répondons par des mesures concrètes. Mais on ne peut pas simplement inscrire un chiffre rigide dans la Constitution fédérale et penser que les problèmes seront ensuite réglés. On parle parfois de douleurs de croissance, dans le cas présent parce que la population augmente. Quand un enfant grandit et a mal, on ne lui dit pas que 1 mètre 60 suffit et qu’il doit s’arrêter là.

Malgré ces inquiétudes, le Parlement renonce à un contre-projet.
Le Conseil fédéral a un contre-projet, ce sont les accords bilatéraux avec l’Union européenne. Ils contiennent une clause de sauvegarde qui permet de mieux gérer l’immigration. Le Conseil fédéral a aussi adopté des mesures d’accompagnement, par exemple dans le logement, dans l’asile ou sur le marché du travail. Le Parlement peut renforcer ces mesures à tout moment. Nous ne devons pas attendre que la Suisse compte 9,5 ou 10 millions d’habitants.

Dans la rue, peu de personnes seraient capables de citer ces mesures. Est-ce suffisant pour couper l’herbe sous le pied de l’initiative?
Ces mesures apportent des résultats concrets. Nous veillons par exemple à ce que les travailleurs âgés puissent retrouver un emploi. L’initiative, en revanche, ne propose rien pour éviter de franchir un seuil critique. Elle crée uniquement des problèmes supplémentaires, y compris avec notre principal partenaire, l’Union européenne.

Il n’y a pourtant pas de contre-projet formel. La hausse des loyers ou la saturation des autoroutes sont des préoccupations majeures. Prenez-vous cela suffisamment au sérieux?
Le Conseil fédéral agit. Chaque année, nous investissons des milliards dans les chemins de fer et les routes. Le développement des infrastructures progresse en Suisse comme dans très peu d’autres pays. Et l’augmentation du trafic est surtout liée aux loisirs et au tourisme. L’initiative n’y changerait rien.

Il faut aujourd’hui beaucoup d’argent pour pouvoir se loger dans les centres.
Là encore, la solution ne réside pas dans une limitation arbitraire de l’immigration, mais dans l’action des cantons et des communes. En tant que président du gouvernement bâlois, je me suis engagé à garantir 30% de logements abordables sur un site de développement. C’est la voie à suivre.

C'est-à-dire?
Prenez le Royaume-Uni. Le pays est tombé dans le piège du Brexit. On pensait qu’en s’isolant et en renonçant à la libre circulation, tout irait mieux. C’est l’inverse qui s’est produit. Il n’y a pas plus de logements disponibles, tout est devenu plus cher, l’immigration a fortement augmenté. Le gouvernement a même annoncé des hausses d’impôts et les hôpitaux manquent de personnel. La population se porte moins bien après le Brexit, pas mieux.

On a parfois l’impression que vous ne voulez pas voir les effets négatifs de l’immigration.
Si la population augmente trop rapidement et que l’on ne s’adapte pas suffisamment, cela peut évidemment entraîner des défis.

Cela signifie-t-il que l’immigration a été trop rapide ces dernières années?
La croissance démographique a accentué certains problèmes, notamment dans le logement. Il y a clairement des défis, mais nous pouvons les résoudre. Inscrire un chiffre fixe dans la Constitution ne sert à rien. Cela revient à fermer les yeux sur la réalité. 

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Nous profitons de l’immigration parce qu’elle crée de la richesse
Beat Jans, conseiller fédéral
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Quelle est cette réalité selon vous?
Nous profitons de l’immigration parce qu’elle crée de la richesse. La Suisse est l’un des pays les plus riches, les plus innovants et les plus pacifiques. Nous ne devrions pas mettre cela en danger. D’autant plus que nous sommes une société vieillissante, avec moins d’enfants. Aujourd’hui, 72% des médecins viennent de l’étranger. Sans l’immigration, nous ne pourrions pas maintenir notre système de santé. Elle soutient aussi nos assurances sociales.

Les partisans de l’initiative évoquent souvent le stress lié à la densité. Connaissez-vous ce sentiment?
Oui, et le Conseil fédéral le prend au sérieux. C’est pour cela que nous développons les gares, le réseau ferroviaire et les routes. Personnellement, je vis dans l’un des quartiers les plus densément peuplés de Suisse, le quartier Matthäus à Bâle. Nous y avons élevé nos enfants et nous nous y sentons bien.

Vous ne vous sentez donc jamais à l’étroit dans le tram le matin?
Je prends presque toujours le tram pour aller à la gare le lundi matin et pour rentrer chez moi le vendredi soir. Cela ne me dérange pas.

La fin de la libre circulation des personnes dépend aussi fortement de la réaction de l'UE. En arrière-plan, on entend des représentants européens dire qu'un oui à l'initiative signifierait également la fin des négociations. Est-ce un menace?
Je ne parlerais pas de menace. Les Bilatérales III ont été négociées de manière remarquable. Mais si nous refusons le résultat et revenons encore avec de nouvelles exigences, l’Union européenne pourrait finir par en avoir assez.

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Si les grandes entreprises des zones urbaines ne peuvent plus embaucher leurs collaborateurs en provenance de l'UE, elles en embaucheront davantage en provenance des cantons ruraux. Les zones rurales auraient encore plus de mal à conserver leurs emplois.
Beat Jans
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Vous dites qu'en cas de oui, c'est la population qui paiera le prix. Pourtant les opposants à l’initiative affirment que les individus ne profitent déjà plus de l’immigration et que le PIB par habitant n’augmente plus.
Cette affirmation est fausse. Le PIB par habitant a augmenté en 2024. Il a baissé temporairement certaines années, par exemple lors de la crise financière, pendant la pandémie ou après l’arrivée de 70'000 personnes fuyant la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, nous nous portons mieux qu’avant la libre circulation. A l’époque, les salaires étaient plus bas, les semaines de travail plus longues et les vacances moins fréquentes. Nous mettons tout cela en danger avec cette initiative, y compris les accords bilatéraux.

On pourrait aussi considérer les contingents comme une solution.
Les contingents conduiraient à des luttes de répartition. Si les grandes entreprises des zones urbaines ne peuvent plus embaucher leurs collaborateurs en provenance de l'UE, elles en embaucheront davantage en provenance des cantons ruraux. Les zones rurales auraient encore plus de mal à conserver leurs emplois. Cela signifie que les villes rajeunissent et que les régions rurales vieillissent. Les régions rurales seraient alors aussi les grandes perdantes.

Combien de personnes la Suisse peut-elle accueillir?
La vraie question n’est pas le nombre de personnes, mais la manière dont le pays s’organise. Le Conseil fédéral a présenté des propositions concrètes avec ses mesures d’accompagnement.

Vous menez cette campagne en tant que citadin de gauche, avec un dossier de l’asile très sensible. C’est un terrain favorable à l’UDC. Pourquoi ne pas avoir mis en avant un autre conseiller fédéral?
Le Conseil fédéral décide de la répartition des départements. Mais j’ai toujours dit que je relèverais ce défi. Et il faut le souligner, l’ensemble du Conseil fédéral est opposé à cette initiative. D’autres conseillers fédéraux s’engageront tout aussi activement.

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Il faut aussi voir que toute la Suisse a énormément profité de l’immigration et qu’elle l’a globalement bien gérée.
Beat Jans
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En tant que citadin de Bâle, comprenez-vous les préoccupations du monde rural?
Mon père est fils de paysan en Suisse centrale. Il est venu travailler à Bâle et s’y sentait étranger. Nous étions membres d’une association de costumes lucernois. Je connais l’expérience de la migration. Mais il faut aussi voir que toute la Suisse a énormément profité de l’immigration et qu’elle l’a globalement bien gérée.

Vous parlez beaucoup de l'immigration en provenance de l'UE, mais pendant la campagne de votation, il devrait être question en grande partie de l'immigration illégale. Vous serez en permanence sous le feu des critiques.
Tout comme mes prédécesseurs au Département de justice et comme mes collègues à l’étranger. Mais nous sommes en bonne voie. L’an dernier, les arrestations d’immigrés clandestins ont diminué de 50%. Et avec le plan sur l'asile, nous avons mis en place d’autres mesures pour soulager le système. 

Tout le monde ne vous voit pas sur cette bonne voie. Votre ex-collègue de parti, le conseiller d'Etat zurichois Mario Fehr, vous a reproché mardi de faire preuve d'hésitation. A Berne, on n'avance pas selon lui.
Il y a trois semaines, nous avons adopté le plan asile 2027 avec les cantons, les communes et les villes. Tous les conseillers d’Etat étaient invités. Je regrette que Mario Fehr ait été le seul à ne pas participer. Les principales mesures qu’il demande ont pourtant été adoptées.

Il reste encore 10'000 procédures d'asile en cours. Les procédures accélérées que vous avez promises n'apportent apparemment pas encore grand-chose.
Lorsque j’ai pris mes fonctions, il y avait 16'000 dossiers en suspens. Nous sommes descendus à 10'000 et nous voulons continuer à accélérer les procédures avec les cantons et les communes.

C'est surtout au Tribunal administratif fédéral que les demandes s'accumulent.
Nous en sommes conscients. La séparation des pouvoirs s’applique et le Conseil fédéral ne peut pas dire au tribunal ce qu’il doit faire. Mais seules 3% des décisions sont annulées. Dans 97% des cas, elles tiennent.

Noël approche à grands pas. Comment allez-vous passer les fêtes?
En famille. Et si la charge de travail le permet, nous irons en Italie, où vivent mes beaux-parents. 

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