«C'est potentiellement dévastateur»
Les cartels d'entreprises pourraient bien être à nouveau protégés en Suisse

Le Parlement suisse prévoit d'assouplir la loi sur les cartels. D'anciens responsables de la Comco mettent en garde contre une situation qui pourrait relancer les ententes sur les prix au détriment des consommateurs suisses.
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Le Conseil national et le Conseil des Etats veulent assouplir la loi sur les cartels.
Photo: keystone-sda.ch
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Joschka Schaffner

La Suisse et les cartels, c'est une longue histoire. On ne parle pas ici d'organisations criminelles à la tête d'un vaste trafic de drogue, mais d'un groupe d'entreprises qui se mettent d'accord en secret pour fixer les prix, limiter la concurrence ou se partager tel ou tel marché, afin de gagner plus d'argent au détriment des consommateurs.

Pour protéger les citoyens de ces dérives, la Suisse a mis en place en 1995 la Loi fédérale sur les cartels et autres restrictions à la concurrence (LCart) qui interdit formellement toute pratique commerciale despotique. Mais aujourd'hui, le gouvernement s'apprête à faire un grand pas en arrière.

Lors de la session d'hiver en cours, le Parlement a discrètement approuvé la version partiellement révisée de la loi suisse sur les cartels. Les associations de consommateurs parlent d'une «attaque coordonnée des lobbies» et d'anciens présidents de la Commission fédérale de la concurrence (Comco) qualifient la situation au Parlement de «désastreuse» auprès de Blick.

Un scandale pharmaceutique

L'élément déclencheur de l'actuelle loi sur les cartels est lié à un véritable scandale. Au tournant du millénaire, des entreprises du secteur pharmaceutique s'étaient entendues pendant des années sur les prix des vitamines, entraînant des amendes de plusieurs milliards de francs à travers le monde. L'UE, le Canada et les Etats-Unis ont même condamné certains cadres de Roche à des peines de prison.

En Suisse, les choses se sont passées différemment: la Comco avait été limitée par la loi et n’avait pu qu'émettre un avertissement. Ce n’est qu'en 2004 qu'une modification de la loi sur les cartels a permis à la Confédération de sanctionner directement ces ententes. Depuis, elle peut infliger des amendes aux entreprises impliquées dans des accords de fixation directe ou indirecte des prix.

Aujourd’hui, le Parlement modifie subtilement la loi: seules les ententes sur des prix minimum, maximum ou fixes selon la demande seront sanctionnées. «Ces changements ouvrent grand la porte aux échappatoires», avertit Andreas Heinemann, ancien président de la Comco et professeur de droit commercial et économique.

A l'avenir, les cartels en Suisse pourraient simplement se contenter d'affirmer que seuls des prix bruts ont été convenus, selon Andreas Heinemann. Dans ce cas, les membres restent libres d’'accorder des rabais, ce qui ferait disparaître la notion d’accord sur des prix minimums ou fixes.

Des années d'instabilité

Ce genre de situation préoccupe l'Europe depuis longtemps. Par exemple, entre 1997 et 2011, les grands constructeurs de poids lourds ont vendu des véhicules utilitaires à des entreprises privées et aux pouvoirs publics à des prix artificiellement élevés via des prix bruts. L'UE a pu leur infliger de lourdes sanctions en 2016. La Suisse n'a d'ailleurs pas été épargnée: le canton de Saint-Gall entend toujours faire valoir ses demandes de dommages et intérêts d'ici la fin de l’année.

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C'est potentiellement dévastateur, une monstruosité d'ambiguïté
Walter Stoffel, professeur de droit émérite de l'université de Fribourg et ancien président de la Comco
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Andreas Heinemann n'est pas le seul ancien président de la Comco dont les cheveux se dressent sur la tête face à la menace de «l'arnaque aux rabais». «C'est potentiellement dévastateur, une monstruosité d'ambiguïté», déclare également Walter Stoffel, professeur de droit émérite de l'université de Fribourg et prédécesseur d'Andreas Heinemann jusqu'en 2010.

D'autant plus que ce n'est pas le seul changement qui risque de se glisser dans la loi sous la pression des grands groupes économiques: le Parlement souhaite que, désormais, la Comco démontre systématiquement qu'un accord sur les prix a causé un véritable dommage économique avant de réclamer quoi que ce soit. «Cette injonction est toxique, avertit Walter Stoffel. Elle entraînera des procédures plus longues et plus coûteuses. L'insécurité juridique sera ainsi assurée jusqu'en 2040.

Le copinage, ça paie bien

Aujourd'hui, ces procédures s'éternisent pendant des années, parfois même des décennies. Un exemple parmi d'autres: le cartel des salles de bains. A l'été 2015, la Comco avait infligé 80 millions de francs d'amendes à huit entreprises sanitaires pour s'être entendues sur des éléments déterminant les prix, les rabais ou encore les frais de transport. L'affaire est toujours en cours devant le Tribunal administratif fédéral.

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Il est évident que les liens personnels entre certains entrepreneurs et certains élus poussent le Parlement à leur offrir, pour le dire franchement, une amnistie
Andreas Heinemann, ancien président de la Comco et professeur de droit commercial et économique
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Au Parlement, il était de notoriété publique que ce litige avait été l'élément déclencheur des assouplissements aujourd'hui envisagés, la Comco étant régulièrement critiquée par les partis bourgeois comme mettant en péril la survie des PME par son approche intransigeante. Si la loi révisée entre en vigueur avant la fin de la procédure, les entreprises sanitaires sanctionnées pourraient bénéficier d'une jurisprudence beaucoup plus clémente.

«Il est évident que les liens personnels entre certains entrepreneurs et certains élus poussent le Parlement à leur offrir, pour le dire franchement, une amnistie, déplore Andreas Heinemann. C’est tout bonnement scandaleux!»

Un revirement peu probable

Ce vendredi, les Chambres décideront définitivement, lors du vote final, si la nouvelle loi sur les cartels doit être appliquée telle quelle. Un revirement lors du vote final est toutefois extrêmement rare au Parlement.

Andreas Heinemann conseille donc aux entreprises suisses clientes de se protéger dès maintenant contre d'éventuels commerciaux impliqués dans un cartel de prix, par exemple en réclamant des dommages et intérêts. «Si la loi ne garantit plus une protection suffisante, il faudra à l'avenir se prémunir contre le risque des cartels via des clauses contractuelles», avertit-il.

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