Est-il devenu impossible d'augmenter la taxation des ultra-riches? Ce 30 novembre, l'initiative des Jeunes Socialistes, qui voulait instaurer un impôt de 50% sur les successions de plus de 50 millions de francs, a été balayée par le peuple suisse, avec 78% de «non». Ce n'était pas la première fois. En septembre 2021, c'était l'initiative «99%» des Jeunes socialistes qui était rejetée avec 65% de «non». Elle voulait taxer davantage les revenus du capital (dividendes, intérêts, loyers, plus-values) des 1% les plus riches.
Milliards verrouillés et sous-taxés
Ce printemps, on apprenait que le Canton de Vaud avait sous-taxé durant 10 ans ses plus riches résidents, faisant échapper au fisc vaudois des montants pharamineux, estimés entre 500 millions et 1 milliard, ce qui impose des coupes budgétaires historiques à l'Etat de Vaud.
Une enquête de Blick avait par ailleurs montré comment des multimilliardaires tels que Patrick Drahi, Yves Bouvier ou Prakash Hinduja avaient échappé au fisc genevois depuis des années, pour des montants s'élevant à plusieurs milliards de francs., qui manquent aujourd'hui à l'appel.
La taxation des riches est certes compliquée, mais ces derniers contribuent déjà beaucoup, si l'on en croit Michele Salvi, vice-directeur du think tank libéral Avenir Suisse. «N'oublions pas que la Suisse a une taxation élevée», relève-t-il.
Des successions tax-free
«Nous sommes parmi les rares pays qui ont encore un impôt sur la fortune, souligne Michele Salvi. Et avec la dernière initiative du 30 novembre, quelque 300 à 700 millions de francs menaçaient d'échapper au fisc suisse, si l'on se base sur l'étude de Marius Brülhart, professeur d'économie à HEC Lausanne.»
En réalité, l’imposition des riches en Suisse reste modérée au total. Certes, la Suisse continue de taxer la fortune nette, une spécialité qu'elle partage uniquement avec la Norvège et l'Espagne. Mais l'impôt sur le revenu est plus bas que dans la moyenne de l'OCDE. Pour de très riches contribuables (propriétaires, héritiers, familles avec holdings), l’impôt sur le revenu peut même être plus léger que pour les classes moyennes, a montré une étude du KOF de l'Université de Zurich l'an dernier.
La votation de ce 30 novembre fait dire à Carlo Sommaruga (PS/GE) que la Suisse a une nouvelle spécialité: «la succession tax-free» (ou hors taxe), lance le conseiller aux Etats. Pour l'obtenir, les milieux économiques agitent les peurs habituelles, regrette-t-il. «On capte le vote des citoyens par la peur! Or il n'y aurait pas eu de catastrophe avec l’introduction d’un impôt sur les successions».
Disproportion de moyens
Pourquoi, dans ce cas, la population vote-t-elle en grande majorité contre les initiatives voulant augmenter la taxation des plus riches? Pour les Jeunes socialistes suisses, c'est la disproportion des moyens de campagne qui favorise le narratif des opposants et sème la peur même parmi des catégories non concernées par la taxation.
Le budget des opposants à l'initiative votée ce 30 novembre était 9 à 10 fois supérieur à celui des initiants, soit 4 millions pour les premiers, contre 400'000 francs pour les seconds. Sur les 4 millions, on ignore la ventilation de ce qui vient précisément d’Économiesuisse, d'entreprises, de donateurs privés ou de coalitions plus larges, mais le rapport entre les moyens des adversaires est bien autour de 1 à 10.
Sur le plan plus général des budgets de campagne, les partis bourgeois et les milieux économiques partent largement gagnants: on sait qu'en 2024, Economiesuisse est l'association qui a investi le plus d'argent dans les campagnes de votation, avec environ 5,7 millions de francs, selon Lobbywatch. Ce sont, globalement, les organisations bourgeoises qui ont dépensé le plus lors des campagnes l'an dernier: 33 millions de francs, un montant difficile à égaler.
Des baisses aussi refusées
«Il est vrai que les ultrariches et multinationales ont une immense influence sur la politique suisse, et investissent des sommes considérables, ce qui crée une grande disproportion de moyens, estime Samuel Bendahan, conseiller national socialiste. D'un côté, la population considère légitimement que la situation n'est pas juste et que le poids des superriches et grosses entreprises est totalement exagéré. De l'autre côté, la population craint qu'à cause de leur grand pouvoir, les riches fassent payer à la population sa volonté populaire.»
Mais «la taxation des ultrariches n'échoue pas toujours, tempère le socialiste vaudois: les baisses d'impôts sur les ultrariches ont aussi été refusées (droits de timbre, impot anticipé, RIE 3, baisse d'impôt IFD.)»
A présent, «la question de qui profite de l’immense prospérité générée par le travail des gens en Suisse reste posée», souligne son collègue de parti Benoit Gaillard (PS/VD): «Les classes moyennes voient bien qu’elles ne progressent plus, que leur pouvoir d’achat est écrasé, note le conseiller national socialiste. Nous reviendrons avec des propositions, car c’est le cœur du pays et de son contrat social qui est menacé».
Selon le conseiller national, la dernière initiative, qui voulait allouer le revenu de la taxation des héritages à la transition écologique, n'avait peut-être pas établi un lien assez direct entre les recettes fiscales et la vie quotidienne. «Il faudra proposer des choses pour agir plus directement sur les loyers, les dépenses contraintes, les revenus», conclut Benoit Gaillard.
Enrichissement subventionné
L'enrichissement des 20 dernières années n'a pas été le seul résultat des forces du marché: le secteur bancaire a été sauvé deux fois en Suisse, avec l'intervention de l'Etat, en 2008 et 2023.
Les banques centrales américaine, européenne et suisse ont massivement subventionné les marchés financiers entre 2012 et 2020 en achetant directement des actifs. Une étude de la Société Générale a montré que les indices boursiers seraient deux fois moins élevés si les banques centrales n'étaient pas intervenues dans ces proportions.
«Il est vrai que l'économie de marché n'a pas fonctionné comme elle le devait, convient Michele Salvi, d'Avenir Suisse. L'Etat a souvent aidé le secteur privé, et je suis aussi d'avis que le libéralisme ne peut survivre si on privatise les gains et que l'on socialise les pertes. Les gens ont alors la perception qu'ils doivent payer pour le secteur privé. Mais il faut noter que les inégalités de richesses ne se sont pas creusées en Suisse autant que dans le reste du monde, et notamment aux Etats-Unis», tempère-t-il.
Pouvoir trop concentré?
Au final, souligne-t-il, le plus important est qu'il y ait une mobilité sociale en Suisse: «Des personnes d'origine modeste, à l'instar d'un Sergio Ermotti, CEO d'UBS, qui ont commencé comme simples apprentis, doivent continuer à pouvoir grimper jusqu'en haut de l'échelle sociale et de revenus. Le plus important est de permettre à chacun de créer des richesses, et de ne pas se faire taxer à l'excès une fois que l'on gagne bien. C'est donc tout le système fiscal qu'il faudrait revoir idéalement, si l'on veut le rendre plus juste et s'assurer d'une meilleure répartition des richesses.»
Pour Samuel Bendahan, la situation relève plutôt d'un rapport de forces. «Il est clair que les menaces brandies par les riches, qui ne sont pas prêts à accepter les décisions démocratiques, font peur aux gens, regrette Samuel Bendahan. Le fait que des personnes ont tant de pouvoir qu'elles peuvent menacer la population grâce à leur immense fortune est un problème», estime le conseiller national.
«En Suisse, nous devrons attendre longtemps pour qu’une dynamique internationale prenne corps, estime le conseiller aux Etats Carlo Sommaruga. Probablement, lorsque les révoltes sociales contre les inégalités croissantes et inacceptables se seront manifestées dans nombre de pays.»