A la tribune du Grand Conseil vaudois, le 3 décembre dernier, Christelle Luisier livre une intervention rare par sa gravité et son intensité. La présidente libérale-radicale du Conseil d’Etat dénonce de manière tonitruante les «actes de violence» à l’égard des députés. La mine grave et la voix posée, elle rapporte une menace glaçante: «Une collègue a été menacée de se faire planter.» Pour souligner la gravité des faits, elle répète la phrase une seconde fois.
Les événements remontent à la veille, lors des manifestations organisées devant le Grand Conseil à l’ouverture du débat sur le budget 2026. Environ 1500 personnes s’étaient rassemblées pour «exprimer une nouvelle fois l’opposition des salariés à la politique d’austérité du Conseil d’Etat». Dans la foule, la tension monte. Des élus sont bousculés, hués et empêchés d’avancer. Et, selon les déclarations faites le lendemain, une députée aurait alors été menacée «de se faire planter».
Rapidement, certains mettent en doute la version des faits, évoquant une situation exagérée, en particulier la menace évoquée à la tribune. Face à ces interrogations, Blick a cherché à éclaircir ce qui s’est réellement passé.
Christelle Luisier taciturne
Contactée, Christelle Luisier se montre nettement plus discrète que lors de sa prise de parole magistrale. Elle confirme néanmoins l’existence d’un incident: «Lors d’un moment de forte tension lié au contexte de manifestation, cette personne a entendu une parole déplacée à son encontre. L’incident s’est limité à des propos verbaux, sans passage à l’acte ni contact physique.»
L’identité de la députée (ou de l'employée de l'administration) concernée ne sera pas dévoilée. «Par souci d’apaisement, cette personne ne souhaite pas que son identité soit révélée», précise la présidente du Conseil d’Etat vaudois. Malgré la dénonciation publique et la gravité des mots employés, aucune plainte ni interpellation n’a été déposée.
Christelle Luisier semble désormais vouloir faire profil bas en insistant désormais sur la nécessité de calmer le jeu: «L’enjeu, pour tout le Conseil d’Etat, est de privilégier la désescalade et la responsabilité collective, tout en rappelant clairement que les débordements ne peuvent être tolérés.» Une posture plus mesurée, qui contraste avec la force de son intervention du lendemain des faits et les violences dénoncées.
Des témoins, mais...
La présidente du Conseil d’Etat affirme que plusieurs personnes auraient été témoins des menaces proférées. Elle-même n'a pas assisté à la scène choquante, mais aurait été mise au courant par la victime a posteriori.
Blick a sollicité plusieurs élus présents ce jour-là. Aucun n'a vu la scène. Le député PLR Serguei Aschwanden indique que sa sortie s’est déroulée sans incident et dit ne rien savoir de plus que ce qui a été rapporté par sa collègue de parti. Même constat du côté du Vert’libéral David Vogel: «J'ignore de qui il s'agit.» Il précise de son côté avoir compris plus tard qu’on lui avait volontairement barré le passage à la sortie, pensant d’abord à un simple malentendu.
Tous deux condamnent sans ambiguïté toute forme de violence ou d’intimidation envers les élus. David Vogel parle d’un «pourrissement des débats». Les deux élus évoquent aussi le rôle des syndicats dans l’escalade, le Vert’libéral estimant que le Conseil d’Etat «a aussi commis l’erreur de fermer la porte» aux partenaires sociaux.
«Que de la bouche de Luisier»
Le Vert Pierre Zwahlen a, lui, directement subi la pression de la foule. A sa sortie, il a été bousculé et décrit «des étreintes assez fortes», sans s’être senti en danger. Il dément s’être fait tirer les cheveux, comme l’a rapporté «Le Temps». Quant à la menace de plantage, il affirme n’en avoir entendu parler «que par la bouche de Christelle Luisier».
L’ex-chef de l’UDC Vaud et président de l’Alliance vaudoise (PLR-UDC-Le Centre), Kevin Grangier, se montre plus offensif. Le lendemain des faits, il publie un communiqué dénonçant des «violences commises contre les députés». «Ce terme englobe toutes les violences verbales et physiques, ainsi que les intimidations et même les menaces anonymes reçues à domicile», précise-t-il.
Mais sur la menace précise évoquée par Christelle Luisier, il est clair: «Je n’ai pas eu vent de cette histoire-là, en tout cas pas sous ces termes.» Le Président de l'Alliance vaudoise souligne toutefois avoir connaissance de situations préoccupantes. «J’ai reçu des témoignages de députés qui disent avoir été molestés à la sortie du Grand Conseil, mais aussi d'avoir reçu des menaces anonymes à domicile.» Des éléments qui alimentent l’hypothèse d’une confusion par la présidente du Conseil d'Etat, entre plusieurs épisodes distincts, aux contours et à la gravité variables.
Pour Kevin Grangier, invectiver, intimider ou entraver des élus constitue déjà une «violence inqualifiable contre la démocratie». Il cite notamment le député UDC Jean-François Thuillard, qui confiait à Blick avoir été «secoué» par les événements du 2 décembre: «J’ai été agressé verbalement. On m’a crié dans les oreilles: 'du fric! du fric!', comme si l’argent tombait du ciel.»
Les syndicats doutent
Blick a également interrogé les syndicats. Là aussi, la même réponse revient. «Nous n’avons pas eu vent de cette affaire», indique David Gygax, secrétaire syndical du SSP Vaud, présent le 2 décembre. Il confie avoir été «intrigué» par les propos de la présidente du Conseil d’Etat, estimant que ce type de menace ne correspond pas au «climat» de la manifestation.
Il reconnaît une ambiance «tendue», mais juge qu’elle ne se prêtait pas à ce genre de propos. Selon lui, la situation générale a été exagérée. «Des élus ont été bloqués. J’en ai vu trois empêchés de passer, puis sortir dix minutes plus tard.» Il parle de quelques bousculades, mais pas de violence à proprement parler.
Il insiste enfin sur le fait que l’appel à encercler le Grand Conseil n’avait pas pour but de provoquer des débordements. «Un dispositif de prévention est désormais en place.» Celui-ci dénonce toutefois une instrumentalisation de l'événement: «Ils ont exagéré la situation pour en faire une opération politique.» Il faut dire que ce type de mobilisation, rare par son ampleur et sa tension, a confronté des élus peu habitués à une contestation aussi frontale, contribuant peut-être à une lecture politique d’événements largement disputée.
Une affaire floue
Entre dénonciation solennelle, propos ensuite nuancés et absence d’éléments concrets, un flou demeure autour de l’épisode le plus grave évoqué au Parlement vaudois. La menace de «se faire planter», brandie par Christelle Luisier, repose sur un témoignage indirect, sans plainte déposée, sans témoin identifié et sans confirmation indépendante.
L’affaire révèle surtout un climat de crispation extrême autour du débat budgétaire. Manifestants, élus et exécutif se renvoient la responsabilité d’une escalade que tous disent regretter, mais que chacun interprète à sa manière.
Depuis, le Conseil d’Etat a lâché du lest: la contribution de crise a été retirée et la suppression des décharges de fin de carrière des enseignants revue. Reste une question ouverte: à quel prix politique et institutionnel ces concessions ont-elles été obtenues?