Un soleil d’été indien brille dans une rue tranquille de Vétroz, en Valais. Au pied d’un joli petit immeuble d’habitation, le mois d’octobre colore les buissons d’orange et de jaune. Tout est paisible. À croire qu’on ne sait jamais ce que vivent nos voisins.
Au premier étage, un couple traverse depuis six mois une épreuve insupportable. Une tragédie qui brise les couples comme une tornade emportant tout sur son passage. Eleonora et Marco en sont bien conscients. En mai dernier, leur bébé, le premier, celui qui fait aussi naître les parents, décédait après une journée sur terre. Depuis, à 20 et 22 ans, le couple tient le coup. La métaphore du roseau qui plie mais ne rond pas ne leur rend pas hommage. Ils sont devenus des acrobates ou des boxeurs peut-être, toujours debout malgré les coups.
«On sait bien que beaucoup de couples se séparent, contemple Eleonora. Mais on s’accroche. On est aussi suivis.» La jeune femme par un psychiatre, son conjoint, par une psychologue. Le duo affiche une maturité désarmante face au destin qui leur a joué le pire des tours. Il en faut, de la bouteille, pour parler du décès de leur petit Angelo, se faire suivre professionnellement, continuer à sourire. Les deux ont gagné une vie entière d’expérience en gestion des émotions en à peine vingt-quatre heures.
Partir à trois, rentrer à deux
«On se dispute parfois, glisse Marco. Elle est beaucoup plus casanière tandis que j’ai plus la rage, c’est comme ça que ça s’exprime, analyse-t-il. J’ai besoin de sortir de la maison pour me changer les idées. Le travail me suffit, et je bricole souvent ma voiture. S’il y a un conflit, on laisse retomber et on en discute», raconte le jeune électricien. Beaucoup pourraient prendre exemple sur leur fonctionnement.
Eleonora le reconnaît sans problème, sortir lui est difficile depuis le 6 mai, jour où son fils lui a été enlevé. Le vaste appartement, choisi spécialement pour agrandir la famille, résonne de l’absence du bébé. «Quand on attend un enfant neuf mois, qu’on a tout préparé, c’est incroyablement dur de partir à la maternité et de rentrer sans lui, souffle Eleonora. Il y a tellement d’espoir, tellement d’envie... Puis on revient, et c’est juste nous deux.» Son regard se perd et s’accroche sur Darwin, petit chaton adopté il y a peu. Dans le salon où Marco et Eleonora témoignent de leur drame, la boule de poils se roule sur le dos, joue avec les cheveux de sa maîtresse. C’est lui qui aujourd’hui saute dans le berceau qui aurait dû accueillir Angelo.
Privé d'oxygène 22 minutes
La grossesse d’Eleonora avait pourtant été «parfaite». Le 4 mai dernier, la jeune femme, arrivée à terme, se rend compte qu’elle a perdu les eaux. Direction l’hôpital avec la valise spéciale maternité. Un premier examen indique que tout est normal. Il faut attendre, faire du ballon et prendre son mal en patience. «Vers minuit, je suis allée me coucher un moment. J’ai dû dormir une heure, se remémore-t-elle. Quand je me suis réveillée, mon lit était inondé de sang. Une infirmière est arrivée et m'a emmenée en salle d'accouchement.»
Une gynécologue de garde assure alors au couple que tout va bien, même si Eleonora se vide de son sang. Elle demande alors une césarienne d’urgence. Sa requête est rejetée une première fois, puis, a-t-elle compté, quatre fois puis «non-stop» jusqu’à l’accouchement. «Je leur demandais sans arrête, je ne comprenais pas pourquoi rien ne se passait.» A ce moment-là, il est midi, le 5 mai.
Angelo naîtra finalement peu après 14h. Ayant manqué d’oxygène pendant 22 minutes, il est immédiatement transféré en réanimation, puis héliporté au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Suivi de son papa, en voiture, et de sa maman, en ambulance, qui finit par arriver à 23h. Elle trouve alors son bébé branché à de multiples machines. «Le médecin nous a dit que le bébé avait souffert de plusieurs traumatismes, explique la maman. Son cerveau avait été privé d'oxygène, il avait du sang dans les poumons, dans l'estomac. Tous les organes étaient touchés, et il ne réagissait pas au traitement. Il fallait lui dire au revoir, parce qu'il ne pourrait pas respirer sans machine.» Angelo sera baptisé par l’aumônier du CHUV avant de rendre son dernier souffle dans les bras de Marco.
Un traumatisme pour Eleonora
Pourquoi avoir refusé la césarienne à Eleonora? «On m’a dit que j’étais trop jeune et que pour mes prochains bébés, il faudrait toujours passer par cette procédure, s’offusque la jeune italo-valaisanne. Mais moi je m’en fiche complètement! Je voulais que tout se passe bien. Désormais, vu ce qu’il s’est passé, je la demanderai bien en avance. Je suis traumatisée, je ne veux plus tenter l’expérience autrement», ponctue Eleonora.
Pourtant, demander une césarienne d’urgence, dite «secondaire», n’a rien d’exceptionnel. En Suisse, un tiers des accouchements se pratique ainsi. Plus de la moitié des césariennes sont d’ailleurs programmées – bien que chez les moins de 27 ans, cette option soit rarement privilégiée. Ce que veut comprendre Eleonora aujourd’hui, c’est pourquoi personne ne s’est intéressée à ses supplications à elle.
Plainte contre l'hôpital
Marco et elle ont porté plainte, fin juillet, contre deux gynécologues de l’Hôpital du Valais. Le couple est formel: ces deux médecins auraient dû accepter les demandes de leur patiente, et ne l’ont pas fait. Il les accuse donc d’homicide par négligence, de mise en danger de la vie d’autrui, de lésions corporelles ainsi que d’omission de prêter secours. Aidés d’un avocat et dotés d’une cagnotte crée en ligne par des soutiens, les parents d’Angelo ont décidé de se lancer dans ce combat façon David contre Goliath.
De son côté, l’Hôpital du Valais assure qu’une analyse a été réalisée en lien avec le CHUV, ne révélant aucune faute de la part des professionnels de l’institution valaisanne. Elle ne souhaite pas commenter davantage. Mais cela n’enlève rien à la motivation des parents.
«On a cette rage, cette envie de vengeance, mais de rendre justice à notre fils aussi, débite Marco, sûr de lui. On a besoin de comprendre.» Eleonora regarde son compagnon. Elle ajoute: «On n’a pas le pouvoir de décider si un enfant vit ou non, sur cette terre. Mais les médecins, si, en faisant leur travail correctement ou non.» Et s’ils ne devaient jamais obtenir de réponses? Les deux amoureux savent que c’est possible. «Si l’avocat devait nous dire que c’est risqué d’aller plus loin, on arrêterait. On ne veut pas continuer par peur de se bousiller encore plus le cerveau.»
Avancer sans jamais oublier
A Vétroz, Eleonora peut compter sur le soutien de sa famille. Marco aussi, même si bon nombre de ses proches sont au Portugal, pays d’origine du jeune homme. Cet été, le couple est parti s’y reposer. Une parenthèse bénéfique avant de retrouver leur logement, où déplacer les affaires d’Angelo est un sujet très sensible.
Le séjour donne d’emblée le ton, avec cette magnifique photo de grossesse accrochée au mur. Et dans la chambre du duo, un petit berceau est toujours là, orné d’un mini-maillot de la Juventus, équipe de cœur dans la famille d’Eleonora. Bien sûr, il y a le carnet de grossesse, minutieusement tenu par la jeune femme, avec ses commentaires, son ressenti et les échographies. Et la pièce peut-être la plus délicate, la nurserie.
Darwin s’agite sur le fauteuil d’allaitement. Dans une urne en forme d’ange reposent les cendres du bébé. «Je viens tous les soirs lui dire bonne nuit et allumer une bougie», confie Eleonora. Avec Marco, l’envie d’avoir un nouvel enfant s’est installée. Ce désir n’a pas disparu, malgré cette première expérience profondément bouleversante.
Que feront-ils des grandes lettres de bois, qui forment le prénom d’Angelo sur le mur de la chambre? Eleonora et Marco s’accordent parfaitement sur ce point. «L’enlever, ce serait l’effacer. Et ça, ça n’est pas possible.»