Blick s’est rendu à Porrentruy, ce vendredi 11 juillet. Nous avons passé une journée dans cette piscine municipale, dont la situation géographique, très particulière, en a fait un cas d’école. Une région de 25'000 résidents suisses de classe moyenne, cernée par 300'000 Français de communes ouvrières mal desservies en piscines: le choc était programmé. Tout comme les débordements et incivilités à Porrentruy. Tout comme l’était peut-être aussi la décision d'interdire, dès le 4 juillet, cette piscine aux non-résidents qui ne travaillent pas en Suisse.
Clash social et culturel
Désormais, cette petite ville du Jura, qui a posé un mur légal et symbolique face à l’Etranger, face à l’Envahisseur, cristallise le conflit idéologique qui divise l’Europe face à l’immigration et au comportement de ces jeunes du bas de l’échelle. A une demi-heure de Porrentruy, se trouve «la ZUP» (la Zone à urbaniser en priorité) de Montbéliard. Et aussi la ZUP de la commune ouvrière de Valentigney. A la piscine de Porrentruy, on évoque avec crainte ces banlieues proches, au taux de chômage élevé, habitées par des immigrés de classe populaire qui fréquentaient la piscine avant l’interdiction.
Reste la question: Porrentruy aurait-elle pu faire autrement? Mobiliser davantage de vigiles, cibler uniquement les fauteurs de troubles? Nos observations sur place laissent peu de doutes: oui, la ville aurait pu opter pour des moyens sécuritaires plus renforcés et plus ciblés.
Refus d'ambiance disciplinaire
Mais la ville a choisi de ne pas s’engager sur cette voie. Et cela, pas uniquement pour des raisons de coûts, mais aussi pour des raisons de qualité de vie. En discutant avec le maire, Philippe Eggertswyler (lire son interview), et en observant sur place le dispositif sécuritaire discret, il apparaît que Porrentruy n’aurait pas voulu, «pour quelques voyous», subir la double peine de décupler les coûts sécuritaires de sa piscine, et altérer l’ambiance des lieux avec des Securitas en costume, des contrôles policiers et des patrouilles régulières.
Sur place, on nous raconte que le personnel de la piscine a longtemps été composé d’étudiants et de dames en pré-retraite. Nombre de résidents ne sont pas prêts à passer à un régime sécuritaire et disciplinaire, à «changer d’époque» à ce point.
Les femmes, très concernées
Ce vendredi, ce sont 3 maîtres-nageuses qui sont postées au bord de l’eau. L'agent de sécurité qui vérifie les pièces d’identité à l’entrée est un retraité. On nous rapporte que l’agent de la police municipale qui intervient connaît tout le monde et n’est pas du genre agressif. Tout le but est de garder cette ambiance de village, bon enfant, où les gens se connaissent et sont en confiance.
A la piscine, ce sont les femmes, et en particulier les mères d’enfants et d’ados, qui se montrent les plus concernées et nous confient leurs préoccupations. La véritable incompatibilité semble résider là, entre ces mères, qui veulent de la sécurité, pour leurs enfants, pour leurs affaires, être tranquilles en maillot de bain, et ces bandes de jeunes en majorité masculins, perçus comme irrespectueux des règles et sans gêne.
Une utilisatrice très engagée sur le sujet résume bien ce sentiment. Agée de 39 ans, cette Jurassienne fréquente les lieux «depuis 35 ans». Elle n’y va pas par quatre chemins: les incivilités ont clairement augmenté au fil des ans. «Nous sommes un village ici, tout le monde se connaît. Nos infrastructures sont à notre taille. S’il faut accueillir tout ce monde, et devoir supporter un dispositif sécuritaire maximal, juste pour pouvoir se baigner tranquillement, ma réponse est non, je ne veux pas de cette société-là. Comment pourrais-je expliquer à mes enfants qu’il est normal, dans une piscine, d’avoir tous ces agents de sécurité et de police?»
40 minutes de queue
La quadragénaire et sa famille racontent avoir fait la queue, fin juin, durant 40 minutes à l’entrée, parce que le nombre maximal de visiteurs avait été atteint. «Devant nous, dans la queue, il y avait ces bandes de jeunes, qui ont d’autres codes, une autre culture. Quant à nous, on ne peut plus accéder à «notre» piscine sans attendre des heures au soleil. Nous avons aussi dû nous garer à 15 minutes de marche, car il n’y avait aucune place». Son ex-mari étant un Irakien, elle se défend de tout soupçon de racisme. Elle ajoute que cette affluence, «c’est aussi plus de nettoyage et d’entretien à nos frais, car le personnel doit ramasser plus de déchets en fin de journée. Pour moi, il n’y a là vraiment rien à gagner pour nous.»
Un baigneur d’un certain âge nous donne un autre aperçu des tensions à l’œuvre. En juin, posé tranquillement sur son linge, il aurait vu 6 jeunes français s’approcher et lui demander de se déplacer, car ce coin de pelouse est «à eux». Il dit n’avoir pas bougé tout de suite, mais s’est senti nargué, jusqu’à ce qu’il aille se poser plus loin. «Dire à quelqu’un «va là-bas, c’est à nous ici», cela n’existe pas dans mon vocabulaire; entre eux et moi, c’est l’eau et le vin».
Pas tranquille
Une frontalière de Delle, qui travaille dans le secteur horloger en Suisse, nous raconte comment le boucan était fort, une journée de fin juin, quand «au moins 15 jeunes étaient attroupés vers le bassin», et qu’ils «prenaient à deux un troisième, et le balançaient dans la piscine». Elle ne se sentait pas rassurée de laisser sa pochette sur son linge, avec son argent et téléphone, pour aller nager.
Une Jurassienne, dont la fille a 7 ans, nous parle aussi sans filtre. «Ces bandes de jeunes criaient tellement fort, qu’après avoir sorti mon livre, je n’ai pas réussi à lire. Impossible de se détendre. Je n’avais plus de plaisir». En outre, elle avait tout le temps l’œil sur sa fille, craignant qu’elle ne se fasse cogner à la descente du toboggan. Elle notait aussi que des nageurs n’arrivaient plus à faire leurs longueurs tranquillement tant ces bandes prenaient de la place. Désormais, «le plaisir est de nouveau là».
Célibataires moins soucieuses
Il suffit pourtant de parler à des jeunes femmes sans enfants, pour qu’un autre son de cloche émerge. Telle cette vingtenaire qui était là tous les jours mais n’a constaté aucun problème. «Il y a plutôt un souci d’autorité du côté des organisateurs, s’ils n’arrivent pas à faire respecter les règles», estime-t-elle. «Moi aussi, quand j’étais jeune, il m’arrivait d’enfreindre les règles, mais si on me rappelait à l’ordre de façon crédible, j’arrêtais».
A Delle, une piscine à l’abandon
Nous sommes allés, à 20 mn de là en voiture, voir le centre aquatique de Delle, en France. Dans cette commune défavorisée, nous avons vu la piscine en plein air fermée «définitivement» depuis 2021, sans plus d’explications. Sur place, une source nous a confié que la maire de Delle, Sandrine Larcher, a profité que la piscine soit défectueuse pour renoncer à investir dans sa réparation. En réalité, le problème des incivilités, violences et bagarres liées aux bandes de jeunes avant la fermeture était tel, que les faibles moyens sécuritaires à disposition n’avaient pas suffi à les résoudre. «C’est pourquoi cette fermeture l’arrange», raconte notre source. Sandrine Larcher n’a pas souhaité répondre à nos questions au sujet de la fermeture.
A Delle, une vingtenaire d’origine maghrébine, de la banlieue de Montbéliard, a fait partie de ces bandes qui allaient à la piscine de Porrentruy. Elle ne comprend pas l’interdiction: «lorsqu’on se présente à la caisse à Porrentruy, on montre notre carte d’identité. Il serait donc aisé d’identifier les fauteurs de troubles et de bannir uniquement ceux-là.»
Genève a pu mettre les moyens
Le problème des «bandes» est très général et d’autres piscines y ont répondu avec succès, estime Gérard Jolimay, président de l’Association des Usagers des bains et piscines genevoises (AUBPG). Ce dernier connaît toutes les piscines et lacs de sa région. Il se souvient qu’il y a 10 ans déjà, la piscine de Carouge avait connu le même problème de «bandes». «Des jeunes venaient causer des incivilités. La piscine a engagé 5 à 6 vigiles pour faire régner la sécurité. En 2 ans, le problème était complètement réglé.»
Il cite, de même, la piscine de Lancy (GE), où des bandes imposaient aussi leur loi. Il y a 4-5 ans, des gardes, «balèzes», ont été placés à l’entrée de la piscine. «Cela a fait passer l’envie à ceux qui venaient semer le trouble.»
Côté français, à la piscine d’Annemasse, Gérard Jolimay est catégorique: la surveillance est stricte, il n’y a pas un seul débordement. «Un gamin qui vient avec un short un peu long, porté sur un slip qui dépasse, il ne fait pas 1 mètre.»
Face aux incivilités, les sensibilités diffèrent
«Les jeunes hommes ont tendance à fonctionner selon des logiques d’appropriation du territoire, analyse Cornelia Hummel, professeure associée au Département de sociologie de l'Université de Genève, co-auteure de «La piscine municipale, Ethnographie sensible d'un commun» (mai 2023).
Mais ils ne sont pas les seuls. Cornelia Hummel cite le cas de dames âgées qui, à la piscine de la Fontenette à Carouge, s’étaient approprié une partie de l’espace. «Elles ont décidé qu’un coin du solarium était à elles de 9h30 à 11h30, et qu’une des lignes de natation était «à elles» le matin.»
«En matière d’incivilités, il existe différentes sensibilités, met en garde la docteure en sociologie: certains vivent comme une incivilité le fait que des jeunes crient fort ou sautent trop fort dans l’eau, d’autres y voient la vie normale de la jeunesse.» En outre, elle ne voit pas forcément d’aggravation de la situation. «Ceux qui estiment que les choses se sont détériorées en 35 ans, ont aussi 35 ans de plus.»
De la sécurité, mais aussi du social
En termes de solutions, «il y a un métier à inventer dans les installations de type piscine, à l’image de celui de travailleur social hors les murs, suggère Cornelia Hummel. A Berlin, il y a eu un gros problème dans une piscine. Un projet pilote a commencé en 2024 avec des travailleurs sociaux en piscine, solution couplée avec l’obligation de montrer sa carte d’identité à partir de 14 ans. La police aussi est présente devant la piscine. On attend de voir les résultats.»
«L’idée serait aussi de former les gardiens de bain à la désescalade des conflits ou à la réduction des conflits, ajoute l’experte. Les gardiens actuels ne sont pas formés pour être des surveillants / animateurs. Il y a donc de nouveaux profils à créer pour prendre en compte ces nouvelles réalités sociales.»