Ce vendredi 11 juillet, nous arrivons à l'Hôtel de Ville de Porrentruy, et poussons l'élégant portail en fer forgé de style Louis XVI. Dans la cour intérieure nous attend le maire, Philippe Eggertswyler, assis sur les marches, en jeans et baskets.
Il est midi et il n’a pas les clés de son bureau. Il nous propose d’aller au café d’en face. Une certaine lassitude filtre de son regard. C’est décidé, cette interview sera la dernière qu’il donnera sur la désormais célèbre piscine de Porrentruy. Le maire, lui aussi célèbre pour avoir interdit début juin l’accès à la piscine municipale aux non-résidents qui ne travaillent pas en Suisse, vient de vivre 10 jours de marathon. Mais pas de ceux que connaît cet adepte de la course à pied. Un marathon médiatique inouï. «Ce n’est plus possible. La TV autrichienne veut venir la semaine prochaine, mais on va renoncer. Cela a pris des proportions inimaginables.»
«Centaines de journalistes»
Heureusement, TF1 a annulé sa venue sur place. «Au total, pas loin d’une centaine de journalistes m’ont contacté», raconte-t-il sur la terrasse, en commandant un sirop grenadine. Le débat sur cette interdiction d’accès à la piscine, qui touche non seulement les bandes de jeunes accusés de causer des incivilités, mais aussi des résidents français n’ayant rien à se reprocher, a fait le tour de l’Europe.
«Je maintiens que c’était la décision à prendre, nous déclare le maire, après ces 10 jours d’enfer. Et je ne suis pas d’accord d’entendre que la mesure serait discriminatoire, xénophobe ou raciste. Non, on ne cible pas un groupe de personnes, on a pris une mesure territoriale, précise-t-il pour une ultime fois. Cette piscine, qui a été rénovée, a coûté 6 millions aux contribuables. Il est normal qu’ils puissent en bénéficier dans de bonnes conditions.»
Récupération sensationnaliste
Reste l’énorme buzz médiatique de cette interdiction, et surtout, sa forte récupération par l’extrême-droite. Sans surprise l’UDC Suisse a lourdement insisté, dans un visuel controversé, et dans un communiqué, sur les origines maghrébines et africaines des jeunes accusés d'incivilités, tout comme la chaîne française CNews, qui y a consacré une partie de son émission du 7 juillet.
Tout s’était précipité à partir du 1er juillet. Une agression physique d’un jeune sur un agent de sécurité à la piscine de Porrentruy semble avoir été la goutte d’eau ayant fait déborder le vase, face à une situation dégradée depuis juin. Plus d’une vingtaine de personnes avaient été interdites d’accès à la piscine depuis le début de la saison, en raison de «comportements inappropriés, d’incivilités et de non-respect des règles en vigueur», selon la municipalité.
Canicule, congés scolaires et fermetures de piscines françaises s’étaient ligués pour créer une pression insoutenable sur la piscine de Porrentruy. Le 26 juin, la municipalité annonçait que trois agents de sécurité avaient été mobilisés: l’un à l’entrée, un autre dans l’enceinte de la piscine, et un troisième en renfort, selon les besoins. Mais cela n’a pas suffi, il aurait fallu renforcer davantage la sécurité.
20 fois plus de budget
Problème: tout cela coûte cher. «Notre budget initial pour la sécurité de la piscine était de 12'000 à 15'000 francs par saison, explique Philippe Eggertswyler. Savez-vous à combien s’élève le budget de la piscine voisine de Montbéliard en France, qui vient d’ouvrir? A 300'000 euros par saison. Si nous devions nous doter d’un budget équivalent, en salaires suisses, cela représenterait 1 million. Ce n’est pas possible.»
Faire des économies sur la sécurité, était-ce une motivation pour l’interdiction? Non, répond le maire, c’est avant tout une question de principes. «Payer 1 million pour la sécurité par saison, c’est indécent. Et puis, il y a effectivement la question financière. C’est intenable, la population n'accepterait jamais de payer autant. Nous n’avons pas ce budget et ne l’aurons jamais.» Mais surtout, souligne-t-il, «les résidents ne veulent pas que la piscine prenne des airs de milieu carcéral. C’est une question de valeurs, de culture. Ils veulent que la piscine reste un lieu de loisirs et de détente, pas une prison.»
Nous évoquons avec le maire les cas de piscines à Genève, comme celles de Carouge et de Lancy, où 2 à 6 vigiles, suffisamment dissuasifs, placés à l’entrée et à l’intérieur, ont permis de maîtriser la situation face aux bandes de jeunes indisciplinés (lire à ce sujet notre reportage).
Piscine de Delle fermée depuis 2021
«Si c’était aussi simple, nous répond le magistrat, comment expliquez-vous qu’en France, de très nombreuses piscines aient fermé?» Il cite la piscine en plein air de Delle, située à 20 mn en voiture de celle de Porrentruy et fermée depuis 2021, mais aussi d'autres bassins qui ont fermé, à Montbéliard, à Strasbourg, à Colmar et ailleurs. Dans certains cas, la décision a été prise suite à des altercations directes entre des jeunes et des médiateurs ou maîtres-nageurs, qui ne parvenaient pas à faire respecter le règlement et ont refusé de travailler dans ces conditions. Dans le cas de la piscine en plein air de Delle, annoncée comme étant fermée «définitivement», même une sécurité renforcée, avec des maîtres-chiens, des Securitas et une présence policière n’ont pas suffi, selon le maire de Porrentruy, à empêcher des bagarres générales et autres désordres. Une situation qui s’est avérée ingérable pour les communes concernées, qui ont peu de moyens pour la sécurité.
Billetterie en ligne et jours réservés?
«Si c’était à refaire, on ferait exactement la même chose», conclut le maire de Porrentruy. Même s'il ne nie pas le coût imprévisible qu'aura eu le retentissement médiatique. Et pour 2026? «Nous allons faire le bilan de cette saison au 31 août, répond-il, puis nous aurons 8 mois pour réfléchir, imaginer des mesures qui fassent moins de bruit que celle qu’on a prise». Parmi celles envisagées, la possibilité d’avoir une billetterie en ligne, qui permette de contrôler les accès et de limiter à 6 personnes au maximum les entrées de groupes. Autre idée à l’étude, «réserver certains week-ends et jours fériés à l'usage exclusif des habitants des communes qui financent ces infrastructures», nous glisse Philippe Eggertswyler.
Un problème social plus vaste
Elu maire il y a 2 ans et demi, ce sportif au physique de jeune homme à 54 ans, qui fréquente la salle et a pratiqué le football pendant des années, est d’abord un diplômé de travail social et de pédagogie, qui a travaillé comme éducateur social avant de prendre la direction, depuis 2010, de la Fondation St Germain, qui accueille des jeunes en rupture sociale ou familiale.
Membre du Parti Chrétien Social Indépendant (PCSI), un parti de centre gauche, il s’est lancé «un peu par hasard» en politique, même si son père aujourd'hui décédé, le PDC Jean-Louis Eggertswyler, était un ancien maire de Boncourt. Lui-même sollicité à franchir le pas «lors d'une soirée de braderie», aurait initialement refusé. «J’ai dit non toute la soirée, avant d’accepter à 4h du matin.»
Ces dernières années, Philippe Eggertswyler était successivement actif au Conseil de Ville, puis au Conseil municipal, puis à la Mairie. Quant à l'ampleur qu'a prise ce dernier épisode de la piscine, elle le mène à réfléchir au problème social plus vaste, qui va au-delà de la question de la piscine. «En Suisse comme ailleurs en Europe, les tensions sociales augmentent et sont aujourd'hui préoccupantes; nous devrons réfléchir comment vivre ensemble, comment chaque groupe de population peut faire un pas de son côté pour aller vers l'autre.»