Les multiples rebondissements du «marteau douanier» de Trump nous auront offert, ce printemps, une véritable Masterclass en matière de négociation et de bluff. Donald Trump aura eu l’art de marketer comme un produit de luxe une économie en perte de vitesse, dont la part, dans l’économie mondiale, est passée de 40% après la Seconde Guerre, à 21-25% en 1980 à 14,7% aujourd’hui (en parité de pouvoir d’achat).
Ce 11 mai, l’annonce spectaculaire de la baisse des droits de douane imposés à la Chine 145% à 30% – pour 3 mois – a créé le soulagement. Mais c’est le côté carton-pâte de ces 145%, fixés début avril puis corrigés à peine un mois plus tard, qui interpelle. Tout le monde aura compris que ce taux n’a jamais été destiné à s’appliquer, mais seulement à négocier. De même, les délais très courts, fixés ici et là, n’auront servi qu’à obtenir plus de concessions sous pression maximale.
Début février, les mêmes démarrages californiens suivis de freinages d’urgence avaient vu l’administration Trump imposer un tarif de 25% au Canada et au Mexique avec un délai de 3 jours, reporté d’un mois, puis suspendu jusqu’au 2 avril. Ces volte-face tragi-comiques sont en réalité des armes à action rapide, aux conséquences tangibles pour les Etats-Unis et pour le reste du monde.
Stratégie du bluff maximal
La stratégie américaine s’apparente à celle dite du «fou»: dans un coup de bluff, on place les droits de douane à un niveau punitif à l’excès. On fait croire qu’on ira jusqu’au bout. Puis on attend. Paniqué, le partenaire commercial s’active en coulisses, décide sous le coup de l’émotion, multiplie les concessions à Washington pour éviter de tout perdre. Sa perception est que Trump irait réellement jusqu’au bout.
Si les différents pays n’avaient pas cru au bluff, mais avaient tous riposté par des droits de douane punitifs, et qu’ils avaient tenu bon, l’Amérique aurait vu, la première, sa croissance s’arrêter brusquement. Démasqué, Trump aurait alors dû quitter le «mode bluff» et négocier d’égal à égal. Mais à ce jour, seule l’Union européenne tient bon et rend coup pour coup. Avec tous les autres, Trump a réussi son pari: aucun n’a osé camper sur ses positions. Passées les premières rebuffades, chacun s’est affairé à présenter les concessions qu’il pouvait à l’administration Trump. Qui n’a eu qu’à faire la tournée, le chapeau à la main, pour recueillir les offrandes.
Concessions en cascade
Les concessions obtenues par Trump, bruyamment médiatisées par ce dernier, ont agi comme une opération de marketing géante pour le marché américain. Parmi les très bons élèves, la Suisse a cherché à tout prix à éviter les 31% qui lui pendaient au nez. Début avril, Berne a offert d’accueillir à Genève des pourparlers USA-Chine. En outre, les entreprises suisses ont promis d’investir 200 milliards de dollars aux Etats-Unis, alors que le pays consent déjà 300 milliards d’investissements directs outre-Atlantique, soit plus que ce qu’il investit dans les principales économies européennes réunies.
En outre, reflet d’autres concessions discrètes accordées à Donald Trump, le cours du franc suisse s’est apprécié ces derniers mois, jusqu’à atteindre un record de 1,24 dollar (son deuxième plus haut niveau historique contre le dollar) le 21 avril. La Suisse se rend moins compétitive, histoire sans doute de calmer les accusations d’excédent commercial et de favoriser les négociations en cours. Le franc avait fortement baissé jusqu’à 1,09 dollar au début du mandat de Trump. Fin 2020, ce dernier avait placé la Suisse sur la liste noire des pays manipulateurs de monnaie.
Même les grandes économies ont joué le jeu. La Chine, après avoir riposté aux droits de douane américains, a rapidement accepté de négocier. Trump avait laissé le niveau de douleur augmenter: en quelques semaines, le nombre de navires de marchandises chinois à destination des côtes américaines a commencé à s’effondrer.
Le Mexique et le Canada, qui avaient également promis des ripostes, ont cherché à satisfaire les exigences parallèles de Trump sur l’immigration et le trafic de drogue. La Grande-Bretagne a endommagé sans sourciller ses relations avec la Chine en éliminant les ingrédients d'origine chinoise dans les médicaments destinés à l'exportation vers les États-Unis. Et s’est engagée à y investir pour un total de 20 milliards de dollars. L’Inde a offert à Trump 0% de droits de douane et un accès préférentiel à 90% de ses produits, ce dont s’est vanté le président américain, tout en désapprouvant l’idée d’Apple d’investir en Inde.
Avantages trompeurs
La stratégie n’a fait qu’un véritable gagnant: les Etats-Unis. Les autres ont évité les pertes. Quand les Chinois voient les taxes américaines diminuer de 145% à «seulement» 30%, on oublie que les droits américains contre les produits chinois étaient de 20%-25% depuis 2018, et de seulement 3% auparavant. D’ailleurs, la bourse chinoise ne s’y trompe pas puisqu’elle n’a que partiellement récupéré de sa chute provoquée par l’annonce des hausses tarifaires. Idem pour les Britanniques: face aux concessions accordées, les Etats-Unis ont assoupli diverses conditions mais n’ont essentiellement fait que baisser des tarifs douaniers qu’ils avaient augmentés.
Des «négociations» qui n’en sont pas
Pour les petits pays qui commercent avec les Etats-Unis, comme la Suisse, l’asymétrie est encore plus flagrante: les concessions sont à sens unique. Du côté américain, nulle concession vis-à-vis de la Suisse, à part celle de l’épargner de taux punitifs.
Or un certain déni est perceptible dans le langage employé. Sur Swissinfo, par exemple, on pouvait lire le 10 mai ce paragraphe emblématique, qui parle de «négociations» tout en annonçant les concessions uniquement suisses:
«Nous sommes optimistes sur la rapidité des négociations», affirme le secrétaire américain au Trésor qui est «ravi» de la volonté partagée d’une accélération des pourparlers. Selon lui, «grâce aux politiques du président Donald Trump», les entreprises suisses ont dit être intéressées à investir jusqu’à 200 milliards de francs dans son pays.»
Docilité récompensée
Washington approuve par une tape sur l’épaule les bons élèves et distribue les bons et mauvais points. «La Grande-Bretagne et la Suisse sont passées au début de la file pour un accord commercial, alors que l'UE a été beaucoup plus lente», a par exemple affirmé le secrétaire américain au Trésor Scott Bessent le 12 mai, au lendemain de l’accord USA-Chine. Londres avait arraché son arrangement dès le jeudi précédent et la Suisse attend son nouvel accord ces prochains jours, pour la récompenser de ses efforts.
Trahisons simultanées
Pourtant, le même jour de l’annonce d’un possible accord plus favorable avec la Suisse, Trump lançait une autre bombe. Il a promis une baisse massive des prix des médicaments aux Etats-Unis – de 30 à 80%. En clair, Washington veut instaurer une «politique de la nation la plus favorisée», qui signifie que les Etats-Unis ne paieront pas plus qu’un autre pays pour le même médicament. Une perspective inquiétante pour les pharmas suisses Roche et Novartis, qui ont d’ailleurs effacé en bourse tous leurs gains de l’année à cette occasion. Ils avaient pourtant tout fait pour avoir les faveurs du prince: Novartis a promis d’investir 23 milliards de dollars aux Etats-Unis ces prochaines années, et Roche 50. Objectif: produire directement sur place afin de contourner d’éventuelles taxes.
Dans le même temps, plusieurs ressortissants suisses se sont vus refuser l’entrée aux Etats-Unis, malgré des visas valables. Des incidents inexpliqués qui envoient un signal peu amical, ou laissant penser que les Etats-Unis sont devenus une sorte de club privé très sélect, qui peut refuser du monde à sa guise.
Un accès devenu plus cher
Le message de Washington au monde est clair : l’accès au marché américain est devenu nettement plus cher. Pour l’heure, tout porte à croire que la plupart des pays du monde sont prêts à payer davantage sans trop d’hésitation, donnant raison à la stratégie trumpienne. Au final, seule l’Union européenne, moins docile que tous les autres, n’est pas pressée de conclure un «cessez-le-feu commercial» avec Trump et semble davantage prête à résister au chantage américain. Peut-être est-ce parce que c’est le principal partenaire commercial des Etats-Unis, et la plus grande puissance commerciale du monde, avec 16% des exportations mondiales, contre 14,5% pour la Chine et 9,5% pour les Etats-Unis.