A partir de 2026, l’accès aux espaces de consommation sécurisés (ECS) de Lausanne, notamment celui de la Riponne, sera réservé aux personnes domiciliées dans le canton de Vaud. Cette mesure, annoncée mardi par la Municipalité de la capitale vaudoise, pose un défi pour les personnes toxicodépendantes sans‑domicile fixe ou venant d’un autre canton.
Une carte d’identité avec photo, valable six mois, sera requise à l’entrée des ECS. Quelques « régimes d’exception » permettront l’accès aux non‑Vaudois ou aux sans‑domicile fixe.
Fronde contre les idées de la Muni
Depuis quelques mois, les commerçants du centre-ville de Lausanne dénoncent une situation «intenable» autour du local d'injection de la Riponne. Dans une lettre ouverte, le collectif «Ma Riponne va cracker» critiquait la gestion du site et exigeait des mesures de sécurité urgentes.
L’élue communale lausannoise Virginie Cavalli, cheffe du groupe Vert'libéral, a contacté Blick pour faire entendre la voix de son parti face aux récentes annonces de la Municipalité sur les ECS. Interview.
Virginie Cavalli, comment comprenez-vous concrètement la décision de la Municipalité de restreindre l’accès des ECS aux personnes domiciliées dans le canton de Vaud?
Cette décision montre une Municipalité dépassée par les effets de son propre dispositif et qui agit sous pression plutôt que par vision. Limiter l’accès ne réduit ni la consommation ni les nuisances: cela les déplace. C’est une mesure de façade destinée à masquer un échec politique, pas une vraie réponse sociale ou sanitaire.
Selon vous, quelle est la logique derrière ce choix?
La logique est surtout électorale: des annonces pour rassurer à court terme. On nous parle d’avoir un seul ECS à terme, mais où et quand? Avec quelle acceptation populaire? On sait que le milieu de la drogue est un milieu d’influence et que concentrer toutes les personnes concernées au même endroit aurait forcément des effets délétères. La situation humaine au centre-ville est dramatique maintenant et elle se déroule sous les yeux des lausannois. On montre qu’on «agit», mais sans traiter le mal par la racine, soit la hausse globale de la consommation. C’est une posture de communication, pas une stratégie de santé publique.
A votre avis, est-ce que cette mesure peut améliorer la situation pour les riverains importunés?
Peut-être un répit très temporaire, mais sans solution de fond. La consommation se déplace. Zurich l’a vécu après l’évacuation du Platzspitz: la fermeture a simplement déplacé le problème vers le Letten. Trente ans plus tard, la Municipalité de Lausanne répète les mêmes erreurs et nous dirige tout droit vers le même traumatisme collectif vécu lors des scènes ouvertes de la drogue dans les années 1990. En 2025, des solutions ayant fait leurs preuves ailleurs existent.
Les restrictions d'accès aux ECS vont, selon vous, empirer la consommation à ciel ouvert?
Oui, c’est le scénario le plus probable. Refouler les usagers ne les fait pas disparaître: ils consommeront dehors, plus dispersés et moins encadrés, avec des risques sanitaires accrus. Fermer un site ou en limiter l’accès sans alternatives revient à pousser des personnes fragiles à errer ailleurs, au détriment de toute la ville. La preuve par l’exemple: à Zurich, des critères géographiques ont été mis en place. Avec l’arrivée du crack, la ville a dû ouvrir cet automne un centre aux non-résidents afin de pallier ces actes de consommation sauvage.
Pour accéder aux ECS, les usagers devront désormais présenter une carte valable six mois, délivrée par la Ville. Comment analysez-vous cette nouvelle couche administrative?
C’est une barrière administrative supplémentaire pour des personnes déjà très précarisées. Beaucoup ne maîtrisent pas la paperasse, n’ont pas de stabilité, parfois pas de papiers. Les refouler à l’entrée d’un dispositif à bas seuil, c’est les pousser encore plus en marge – et augmenter les problèmes dans l’espace public. C’est un bricolage déconnecté du terrain.
Certains observateurs estiment que la Municipalité cherche surtout à rassurer les commerçants de la Riponne et les riverains en période pré-électorale. Partagez-vous cette lecture?
La temporalité ne trompe pas: à quelques mois des élections, on annonce des mesures «fortes», qui vont certes dans le bon sens, mais restent essentiellement symboliques. On prétend protéger les riverains, mais cette Municipalité se revendiquant à majorité de la gauche sociale cache surtout la misère. Une crise de santé publique ne se gère pas comme le déploiement d’une politique culturelle. C’est un dossier éminemment émotionnel qui demande beaucoup plus de courage politique que ce qui est montré jusqu’à présent.
Selon vous, ces «non-Vaudois» viennent-ils réellement à Lausanne uniquement pour accéder aux ECS ? Ou sont-ils déjà présents sur le territoire?
Non. Beaucoup sont déjà présents, souvent en errance, sans logement ni suivi. L’idée d’un «appel d’air» est exagérée. Ce qui attire au centre-ville, c’est aussi la présence bien implantée du narcotrafic. A Berne, qui n’est pourtant pas une république lointaine, la police a repoussé le deal en retirant systématiquement produits et cash aux vendeurs. A Lausanne, on laisse faire.
Manque-t-il un échelon de coordination cantonal et intercantonal pour être réellement efficace?
Aujourd’hui, la coordination reste largement insuffisante, comme l’a d’ailleurs relevé le rapport d’Unisanté. Il est frappant de constater que l’action sociale lausannoise, la santé vaudoise et les Municipalités d’Yverdon et de Vevey – toutes en mains de gauche – n’ont mis presque aucune action concrète en place. Face à une crise sanitaire de cette ampleur, cette absence de stratégie commune est pour le moins incompréhensible. Chaque collectivité doit prendre ses responsabilités dans cette crise sanitaire et Lausanne ne peut plus agir de façon aussi isolée. En effet, sur un territoire restreint comme la Suisse romande, seule une action collective permettra de stabiliser, médicaliser et encadrer la consommation, tout en réduisant la demande et en affaiblissant le marché noir.
En tant que membre de la commission consultative des quatre piliers, comment percevez-vous l’équilibre actuel entre accompagnement social et répression?
L’équilibre s’est déplacé vers plus de répression, approche qui règle très peu les conséquences et surtout qui n’empêche pas la consommation d’augmenter. Or la politique des quatre piliers exige l’inverse: stabiliser, soigner, prévenir. Selon les Vert’libéraux, il serait par ailleurs nécessaire d’implémenter un cinquième pilier de manière effective, celui de la réinsertion par le travail.
Comment comptez-vous développer cette volonté?
Des petits boulots sont offerts aux personnes toxicodépendantes, mais aucune mesure ne tend à les remettre en contact avec le marché du travail. De même pour les dealers, qui sont parfois des requérants d’asile en cours de procédure. Ceux qui souhaitent sortir de l’illégalité devraient avoir cette chance. Des projets d’insertion professionnelle doivent être développés de manière beaucoup plus ambitieuse. Il s’agit d’encourager de véritables projets pilotes au sein de l’administration communale, ou en collaboration avec les offices régionaux de placement et des employeurs prêts à offrir une alternative crédible à l’illégalité.
Que pensez-vous de la réponse municipale, qui réagit au risque de déplacement de la consommation dans la rue par un renforcement du dispositif policier?
La chaîne pénale dans son ensemble reste inefficace pour faire face à ce phénomène. En effet, il est établi que la toxicodépendance ne se guérit pas, voire empire en milieu carcéral, de même que les dealers incarcérés sont très vite remplacés dans les rues. Il faut envisager des alternatives. Les Vert’libéraux proposent par exemple au niveau cantonal et lausannois une commission de dissuasion, inspirée du modèle portugais, réunissant professionnels de la santé, insertion et de la sécurité comme étape préliminaire avant l’ouverture d’une procédure pénale classique.
Votre parti évoque en ce sens des solutions «plus ambitieuses et pragmatiques». Lesquelles?
Nous proposons une coordination intercommunale et intercantonale réelle, des sites de proximité plutôt que la concentration dans un immense site, un suivi médical renforcé et la prescription de cocaïne médicale pour stabiliser les consommations compulsives — comme cela se fait à Zurich. Et surtout, l’insertion professionnelle, indispensable pour sortir durablement de la dépendance et de l’illégalité.
Selon vous, la Municipalité de Lausanne manque-t-elle d’audace?
Elle refuse les solutions qui fonctionnent ailleurs, comme la médicalisation de certaines consommations, qui réduit la demande et assèche le marché noir. Zurich prescrit déjà de la cocaïne médicale comme c’est déjà fait pour la méthadone avec l’héroïne. Stabiliser la consommation permet aussi de pouvoir sortir de la dépendance. Malheureusement, le Canton freine des quatre fers. C’est aux autorités lausannoises de convaincre que ce n’est justement pas de l’audace, mais l’application des processus de soins ayant fait leurs preuves.
Est-ce encore possible d’ouvrir un débat autour de la consommation à Lausanne, où la question est extrêmement sensible?
Oui – et c’est même indispensable. Tant qu’on réduit le débat aux nuisances, on ignore la crise sanitaire. Lausanne mérite une discussion fondée sur la science, pas sur l’émotion. Et surtout, des rues apaisées. Les solutions existent, mais il faut sortir des réflexes idéologiques et revenir à une politique de santé publique, coordonnée et pragmatique.
Enfin, quelle mesure pourrait être appliquée immédiatement pour améliorer la situation?
Renforcer dès maintenant l’accompagnement médical et social dans les sites existants et renforcer un réseau d’accueil à bas seuil de proximité pour éviter les concentrations de personnes en situation de détresse au même endroit. Stabiliser les consommateurs les plus vulnérables réduit immédiatement les consommations compulsives, les comportements à risque et donc les nuisances. C’est la mesure la plus rapide, efficace et humaine pour apaiser la situation au centre-ville.