Le combat de sa vie
«Je suis heureuse que mon fils puisse bénéficier de l’assistance sexuelle»

Claudine Damay, 71 ans, s’est battue pour l’accès à la sexualité des personnes handicapéesé. Elle fut l'une des premières assistantes sexuelles en Suisse romande en 2009. Aujourd’hui, c’est son fils adoptif qui bénéficie de ce combat.
Publié: 26.07.2025 à 06:00 heures
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Dernière mise à jour: 26.07.2025 à 08:27 heures
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Claudine, qui ne voit qu'à 5%, a pourtant élevé deux enfants, dont Sanjay Médéric, adopté en Inde et lui-même devenu aveugle.
Photo: Matthieu Zellweger
Patrick Baumann
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L'Illustré

C’est une femme qui a su apprivoiser le handicap, tordre le cou au tabou, une épouse, mère, grand-mère, un engagement sans faille dans la vie associative et surtout un véritable combat pour l’accès à la sexualité des personnes handicapées. C’est simple, Claudine, 71 ans, qui ne voit que de 5% à l’œil gauche et rien de l’autre côté (une cécité provoquée par une suroxygénation en couveuse à la naissance) a été une des premières assistantes sexuelles formées en Suisse romande. C’était en 2009. Elle aura œuvré pendant cinq ans.

Nous l’avions rencontrée à l’occasion de cette actualité, bluffés par son courage, son discours, son âge, sa façon de franchir les obstacles et surtout son soulagement de voir la Romandie rattraper les Suisses alémaniques ou les Allemands, plus ouverts sur l’importance de permettre l’accès à la sexualité pour des personnes dont le corps est touché pour les soins, rarement pour l’amour.

Eclairer le chemin de la sensualité

A l’époque, elle avait témoigné avec un pseudo en posant de dos. Ce matin, dans le jardin de sa mère de 98 ans, près de Cointrin (GE), où elle a passé une partie de son enfance, c’est une Claudine à visage découvert, entourée de ses deux enfants et de sa petite-fille, qui évoque ce combat mené pour la dignité des personnes différentes. D’ailleurs, son fils adoptif, assis à ses côtés, qui souffre lui aussi de cécité et d’un retard mental dû à la malnutrition, est conscient que le travail de pionnière de sa mère et de quelques autres a fait évoluer les mentalités, même si elle-même, comme toutes les mamans, assure-t-elle, n’a pas capté tout de suite que son fils avait une libido et qu’il bénéficierait un jour d’une assistance sexuelle lui aussi.

Elle se dépeint comme une éclaireuse, ce qui peut prêter à sourire quand on n’y voit goutte. «Oui, éclairer le chemin de la sensualité d’une personne handicapée. Lui permettre de retrouver le chemin de son plaisir. C’est un droit. Oui, c’est du sexe, mais pas que…» Bien sûr, certaines bonnes âmes vont parler de prostitution. Maelle, 49 ans, sa fille adoptive, venue d’Haïti, se souvient que ça jasait parfois autour d’elle quand elle expliquait ce que faisait sa mère. «J’ai des copines qui l’ont traitée de prostituée. Moi, cela ne m’a jamais gênée ni choquée.»

Une éthique et un tact nécessaires

«Et puis les gens ne connaissent pas la réalité de l’assistance sexuelle», insiste Claudine avec, dans la voix, toute l’intensité qu’elle ne peut transmettre avec les yeux. La sexualité dans le monde du handicap ne se réduit pas à la pénétration. Comme cette femme victime d’une maladie dégénérative dont le corps est secoué de spasmes et qui rêve que, une fois dans sa vie, un homme se couche nu à ses côtés. Juste sentir sa peau contre la sienne. Contrairement à la prostitution, l’assistanat sexuel implique une éthique, un tact, une lenteur, la capacité de comprendre les besoins sexuels d’une personne incapable de s’exprimer.

«C’est ce que je trouvais passionnant dans cette activité», relève la septuagénaire, qui a joliment assorti les bleus de sa blouse et de ses bijoux. Certes, l’assistant(e) est rémunéré(e), le tarif est fixé par les deux partenaires mais ne dépend pas des actes réalisés. Claudine: «L’idée n’est pas de se faire de l’argent, mais c’est important qu’il y ait un échange, une réciprocité, il n’y a rien de plus mortifère pour une personne que de dépendre de la bonne volonté d’autrui.» Le recrutement des futurs assistants est sévère. C’est l’association Corps Solidaires, dont Claudine reste très proche après l’avoir présidée, qui les forme à raison de trois week-ends sur un an. Les postulants viennent de Suisse, de France, mais aussi d’Italie ou des Pays-Bas. Une nouvelle volée débute à la fin de l’année.

Claudine a arrêté de pratiquer quand les bobos de l’âge se sont fait sentir. «Il faut un certain physique. Déjà, les lits des personnes font 90 cm, les chambres ne sont pas équipées pour faire des galipettes et ce n’est pas très sexy de crier «Aïe» dès qu’on se tourne.» Sourire. Les hommes handicapés à qui elle prodiguait ses services oscillaient entre 62 et 96 ans. «Certains souffraient d’alzheimer, cela réglait le problème que vous soulevez quant à un possible attachement à son assistant sexuel…» Notre Vaudoise d’adoption reconnaît n’avoir jamais elle-même éprouvé de plaisir sexuel. «Mais si cela avait été le cas, tant mieux pour la personne!»

Claudine, dans la maison de sa mère à Cointrin (GE), avec ses enfants Sanjay et Maelle et sa petite-fille Joanna. Sans oublier Aura, le chien formé pour la conduite des personnes malvoyantes comme elle.
Photo: Matthieu Zellweger / Haytham Pic

Le handicap est bien sûr au cœur de la vie de Claudine depuis sa naissance, mais il ne l’a jamais empêchée de mener sa vie comme bon lui semblait. Grâce à sa mère, qui lui a soufflé que rien ne devait lui être impossible. «J’aurais malgré tout aimé être éducatrice, mais on m’a dit que je ne pouvais pas être des deux côtés de la barrière. Ce qui m’a révoltée, ce n’est pas le fait d’être aveugle – d’ailleurs, si je devenais voyante aujourd’hui, je crois que j’aurais peur de perdre ma personnalité –, mais le fait que la société met trop souvent de côté les handicapés.» Elle a le rire mais aussi le mordant facile, Claudine. Bien avant sa période d’assistante sexuelle, elle a rejoint La Main Tendue à 23 ans, où elle œuvrera pendant dix-sept ans. Son premier job payé, ce sera à la Fédération suisse des aveugles, en 2002, une institution dont elle a été membre du comité fédératif, participant aussi à la création de la Bibliothèque sonore romande.

La belle-mère de Moncef Genoud

Elle s’est mariée deux fois. La seconde avec le meilleur ami de son premier mari. Il s’appelait Michel Genoud, avait 20 ans de plus qu’elle, était veuf et papa d’un jeune homme adopté originaire de Tunisie, dont la cécité ne l’a pas empêché de devenir un pianiste de renommée internationale. Son nom: Moncef Genoud. «Il avait 18 ans et s’est retrouvé avec une belle-doche de 25 ans», se souvient-elle, amusée. 

Le couple adoptera en 1981 Sanjay Médéric, devenu aveugle en raison d’une carence en vitamine A. «A 2 ans, il pesait 9 kg! Mais il ne pouvait pas tomber mieux, la cécité ce n’était pas un truc inconnu!» Maelle arrivera d’Haïti trois ans plus tard. A l’entendre, être élevée par une mère déficiente visuelle à 95% n’a jamais été un problème. «Elle a des yeux derrière la tête, plaisante-t-elle. Une vraie sorcière. Elle pouvait nous dire que le frigo n’était pas fermé depuis l’autre bout de l’appartement, alors que notre père tout à côté n’avait rien vu!»

Evidemment, on ne peut s’empêcher de demander à cette femme hors du commun comment son mari a accepté que son épouse partage son corps avec d’autres hommes. Même pour une cause noble et utile. «C’est lui qui m’a poussée! C’est fait pour toi, m’a-t-il dit. Il était conscient de la dimension politique de ce service, tout ce qui est vivant a une forme de sexualité. J’ai toujours eu à cœur de démontrer que l’inclusion doit être réalisée par des actes! Et l’acte le plus fort qu’on peut offrir, c’est l’épanouissement du corps par la sexualité! D’ailleurs, quand j’étais jeune, j’étais assez coincée dans ce domaine. Heureusement, mon mari était un excellent amant!» 

Elle a hésité juste à cause de son âge, 54 ans. «Mais on m’a assuré qu’il fallait des assistants de tout âge. Et puis l’avantage avec moi, c’est que, du fait que je ne vois pas, tout le monde est toujours beau à mes yeux.» Rires de sa fille et de sa petite-fille autour de la table. Joanna, 20 ans, ne changerait de grand-mère pour rien au monde. «Avec elle, on peut parler de tout!»

Un article de «L'illustré» n°34

Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025

Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025

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