Pour une fois, Nino*, 8 ans, a passé une bonne journée. Il est allé à l'école et a pu y rester toute la journée. «C'est nouveau», dit Tamara Grasso, sa mère.
Il fait froid devant l'entrée de l'école primaire d'Altstätten (SG) en cette fin d'après-midi du mois de novembre. La sonnerie retentit. Fin de l'école pour Nino et sa maman. L'enfant enfile ses gants et sort son vélo de l'abri. Tamara Grasso remonte la fermeture éclair de son manteau, réajuste son écharpe en laine et sourit. Son regard se dirige vers l'école. «J'espère qu'il ira à nouveau régulièrement en classe maintenant.»
Tamara Grasso (photo ci-dessous) a une formation d'éducatrice de la petite enfance. Elle a trois enfants. Un seul lui cause du souci, à elle et à son mari. Il s'agit de Nino, son aîné. Il est en deuxième année primaire. Longtemps, il a refusé d'aller à l'école. Maintenant, ça va un peu mieux. Mais uniquement parce que les Grasso ont pris une mesure inhabituelle: ils assistent au cours, assis sur une chaise au fond de la classe. «Nous sommes son ancre», explique Tamara Grasso. Tous les mardis, mercredis et jeudis. Le lundi et le vendredi, ils travaillent tous les deux. Nino n'arrive pas à aller à l'école.
Les cantons tirent la sonnette d’alarme
Les témoignages d’enfants comme Nino se multiplient. Soudainement, certains n'arrivent plus à aller à l’école pendant quelques semaines, voire plusieurs mois. Il n'existe pas de statistiques nationales sur cette phobie scolaire. Mais cet été, l'association des enseignants a tiré la sonnette d'alarme. Une enquête de Blick auprès de 18 cantons le montre: tous, sauf deux, observent une augmentation de cette problématique aux niveaux primaire et secondaire. Surtout depuis la pandémie de coronavirus. Tous ont pris des mesures, pas toutes aussi fortes: elles vont de simples accompagnateurs aux enseignants spécialisés, comme dans le canton de Lucerne ou de Saint-Gall.
La phobie scolaire se répand désormais dans toute la Suisse. Mais que se cache-t-il derrière ce phénomène? Et comment les parents s’en sortent-ils? Blick a interrogé deux spécialistes pour tenter de mieux comprendre: un psychiatre en chef et la responsable d'un groupe de travail cantonal sur ce thème. Une poignée de pères et de mères ont aussi accepté de répondre et deux ont bien voulu être suivis: Tamara Grasso et Dania Del Sole. Le fils de cette dernière est aujourd'hui au lycée après plus de deux ans d'absence. Tamara Grasso, elle, est confrontée chaque matin à ce problème.
Un nouveau départ, un dernier espoir
Retrouvons Nino et sa maman en cette fin d'après-midi de novembre. Blick les accompagne tous les deux sur le chemin du retour de l'école. Le garçon roule en silence. Pas longtemps. «Putain de vélo!» Il fronce les sourcils, pose sa bicyclette sur le sol et vérifie s'il n'est pas observé. «Je ne veux plus!» Le chemin est en pente. C'est trop dur pour lui, il veut abandonner. Sa mère ne cède pas et l'encourage, lui dit calmement de pousser lson vélo. «C'est son schéma», dit-elle. Nino abandonne rapidement. A l'école aussi.
Ce jour, les élèves de deuxième année devaient se lire des histoires en petits groupes. Impensable pour Nino. Les maths, le chant, la lecture: s'il n'a pas confiance en lui et qu'il s'agit de faire quelque chose en groupe, il se bloque. Ses mots claquent: «Je ne peux pas faire ça! Je suis bête!» Ou pire: «Ma vie est merdique!» Nino déroute les gens, Tamara Grasso le sait: «Ils n'arrivent pas à gérer son attitude.» Ce n'est pas le cas de sa maîtresse de classe actuelle, dit-elle. Elle rattrape le garçon. Elle essaie de l'inciter à participer. Avec patience. C'est la seule solution. La pression ne sert à rien. Elle entraîne un refus absolu.
Dans son ancienne école, Nino n'est pas tombé sur une institutrice dotée d'une telle patience. Pendant un an, il n'est plus allé en cours, ratant sa première année. Un changement d'établissement au sein de la commune n'a rien arrangé. Récemment, la famille Grasso a déménagé à Altstätten. Un nouveau départ, un dernier espoir.
Pas de la fainéantise
«Juste des paresseux qui sèchent les cours.» Sur les réseaux, les jugements sont sévères. Mais la phobie scolaire, c’est autre chose. Ces enfants ne traînent pas en ville pour s’amuser. Ils ne restent pas chez eux pour jouer aux jeux vidéo. Ils souffrent, assurent les spécialistes. Et leurs parents vivent un cauchemar.
Dania Del Sole, qui habite à Waltenschwil (AG), et son mari ont vendu leur maison et changé de commune. Parce que leur fils Leon* (15 ans) n'allait plus à l'école. Il ne pouvait plus y aller. A cause de problèmes psychiques. «Nous avons tout traversé», souffle Dana. Travail social à l'école, service psychologique scolaire, conseil familial, aide aux victimes, clinique psychiatrique, APEA, police. Aujourd'hui, le garçon va mieux. Léon a désormais un statut d'élève spécial. Grâce à celui-ci, il fréquente une école supérieure socio-pédagogique.
Dania conseille désormais les familles qui vivent la même chose. Avant cela, elle était enseignante et directrice d'école. A sa table, ce jour-là, une épaisse chemise: toute l’histoire de Leon. Une date la hante: le 18 mars 2019. Leon, 8 ans, assis sur le plan de travail de la cuisine, tête baissée: «Je ne retourne plus dans cette école.» Elle se rappelle: «Je me suis dit: qu’est-ce que je fais maintenant?»
Le harcèlement, déclencheur silencieux
Selon les spécialistes, l’absentéisme commence souvent par des signaux: lorsque l'enfant arrive toujours en retard en classe ou se plaint tout à coup de maux de tête ou de ventre alors qu'il est en bonne santé. Dans le cas de Léon, il s'agissait de cauchemars. Car, selon sa mère, «il était victime de harcèlement».
Un groupe d’enfants, mené par un «chef», le tourmentait depuis la garderie. Ils le frappaient, le poursuivaient avec des bâtons, lui criaient: «On va te tuer!», dit-elle. Une fois, Leon et son frère se sont réfugiés dans l’école après les cours. Les enseignants les auraient renvoyés, disant que c’était un problème privé. Leon ne veut pas nous parler. Mais il est là: on entend ses pas à l’étage.
Dania Del Sole dit que le harcèlement a traumatisé Léon. «L'école n'a pas fait assez d'efforts. Elle a mal agi.» Des accusations graves. La directrice de l'école de l'époque les rejette toutes dans un entretien accordée à Blick, mais ne veut pas prendre position dans l'article.
Un spécialiste a finalement posé le diagnostic, fin 2023: stress post-traumatique complexe, typique chez des personnes ayant vécu la guerre.
En 2019, dans la classe, seul son siège vide parlait pour lui. A partir de là, il a été absent, par phases à l'école primaire, puis pendant deux ans au collège. Dania Del Sole se penche sur une feuille du dossier, lit à haute voix la note de l'enseignante du primaire de mars 2019: «Refus d'aller à l'école.» Elle serre les lèvres. «La vérité, c'est qu'il n'en pouvait plus.» Son état psychique se serait progressivement dégradé.
Suit alors une longue lutte: réunions, cliniques, évaluations, confrontations – et beaucoup de désespoir. «Personne ne nous croyait», dit-elle. «Personne ne voulait voir qu'il était traumatisé.»
La peur, moteur invisible
L'histoire de Leon est peut-être un cas extrême. Mais les expériences de harcèlement, tout comme la peur de l'échec de Nino, correspondent au tableau que les spécialistes dressent du refus scolaire anxieux (RSA).
Pour les experts, la cause la plus fréquente chez les enfants jusqu’au milieu du primaire est simple: la peur. Elsbeth Freitag, cheffe adjointe du service psychologique scolaire de Saint-Gall, le résume: «Dans l’immense majorité des cas, la peur motive la phobie scolaire.» Peur de l’échec, d’être humilié, du professeur, des camarades, d’un harceleur. Parfois aussi: peur des parents de laisser partir l’enfant.
Au secondaire, un autre facteur s’ajoute: les réseaux sociaux. La peur d’être dévalorisé. A un âge où tout tourne autour de l’identité: Qui suis-je? Est-ce que je vais bien? «Je vois de plus en plus de filles adolescentes» qui souffrent de ce trouble, explique Elsbeth Freitag.
L'enquête sur la santé 2022/23 de la ville de Zurich, qu'elle mène tous les cinq ans auprès de toutes les classes de secondaire, corrobore cette affirmation. Elle montre que 7% des filles ont manqué plusieurs jours de cours – plus que jamais auparavant. Chez les garçons, ce chiffre reste inchangé à 5%.
Selon les experts, la pandémie a contribué à cette situation en raison de l'isolement et de la réduction des contacts sociaux. Depuis lors, le moral des enfants et des adolescents ne se porte pas bien. Mais cela n'explique pas à lui seul l'augmentation de l'absentéisme.
Dans la famille Grasso, tout a commencé peu après la pandémie. Un matin avant l'école, Nino s'enferme dans la salle de bain. Il n’en peut plus. L'enseignant a appelé: les parents doivent amener le garçon en classe. Les Grasso le mettent dans la voiture et le portent jusque dans la classe. Il pleure, se déchaîne, raconte Tamara Grasso en regardant ses mains qui reposent sur ses genoux. Elle secoue lentement la tête. «C'était horrible.»
Trois fois, ses parents l'ont amené à l'école comme ça. Jusqu'à ce que l'enseignant appelle et invitent les parents à venir chercher le garçon. Tout de suite. Le garçon a renversé des chaises, griffé le maître. Tamara raconte: «Je comprenais que la direction de l'école et l'enseignant soient énervés.» Mais, selon ses reproches, l'enseignant aurait enfermé Nino dans la salle des professeurs. Le président du conseil scolaire compétent ne veut pas prendre position à ce sujet, pour des raisons de secret de fonction et de secret professionnel, écrit-il.
L'air du temps joue également un rôle.
Le cas est loin d’être unique. Une des raisons invoquées est la suivante: en Suisse, l'école est obligatoire depuis 1874, mais le choix de l'école n'est pas libre. L'enfant doit fréquenter l'école de sa commune de résidence si l'Etat doit la prendre en charge. Sa direction est juridiquement responsable. Il en va de même pour les parents. Mais cette obligation correspond de moins en moins à l'air du temps.
Oliver Bilke-Hentsch a traité de nombreux enfants refusant d'aller à l'école. Il est médecin-chef du service de psychiatrie pour enfants et adolescents à Lucerne: «Aujourd'hui, de nombreux jeunes se posent la question du sens.» Selon lui, la situation mondiale est sombre: pandémie, guerre, crise climatique, IA et autres menaces. Beaucoup de jeunes se demandent: pourquoi est-ce que je me donne encore du mal à l'école? Surtout si la pression d'entrer rapidement dans le monde du travail – comme c'est le cas en Suisse – provoque en plus du stress. Les enfants ressentent déjà tout cela. «Certains abandonnent tout simplement.»
Selon Oliver Bilke-Hentsch, une évolution de la société alimente ce phénomène: celle de l'autodétermination. Celle-ci est aujourd'hui très importante à l'école, le mot clé étant l'apprentissage autonome. En même temps, selon le psychiatre, certains parents imposent à leurs enfants trop de libertés pour lesquelles ils ne sont pas assez mûrs: le dîner, les excursions du week-end, l'heure du coucher – l'enfant est consulté pour tout. Olive Bilke-Hentsch déclare: «On fait croire aux enfants qu'ils peuvent tout contrôler.»
Pendant un an, Tamara Grasso a fait de l'école à la maison avec son fils. La nuit, elle nettoyait des bureaux pour une entreprise de nettoyage. Elle a toujours porté en elle une grande inquiétude: que va-t-il se passer avec mon garçon? La direction de l'école et les psychologues scolaires ont insisté pour que l'enfant soit hospitalisé en pédopsychiatrie – une procédure courante en cas de phobie scolaire. Pas une option pour Tamara Grasso. «Je ne voulais pas abandonner mon enfant», dit-elle, «pas le laisser tomber». Entre-temps, la famille Grasso a trouvé un psychologue, avec lequel Nino a établi une relation de confiance. Son impression: Nino est très sensible, mais psychologiquement sain.
Comme Tamara Grasso et Dania Del Sole (photo), beaucoup de parents d'enfants en échec scolaire se sentent souvent abandonnés. Impuissants, même. La psychologue scolaire Elsbeth Freitag déclare: «Les parents subissent une énorme pression en cas d'absentéisme scolaire.» Beaucoup se posent des questions comme: qu'est-ce que je fais de mal? Pourquoi mon enfant en particulier? Qu'en pensent les autres? Mais comment éviter ces situations? Et surtout, comment trouver de l'aide?
Agir rapidement, sans pression
Pour les spécialistes Elsbeth Freitag et Oliver Bilke-Hentsch, une chose est claire: il faut agir rapidement. Plus un enfant manque longtemps 'école, plus la situation s'empire. Les enseignants et les écoles devraient contacter les parents dès les premiers jours d'absence. Sans mettre de pression. Et ensuite gérer la suite du processus.
Le psychiatre Oliver Bilke-Hentsch recommande que chaque école établisse un profil de risque avec les enfants susceptibles d'être absentéistes. Il est important également d'accompagner étroitement les parents, chercher des solutions ensemble. Peut-être que les parents pourraient venir chercher l'enfant avant la fin de l'école ou que les enseignants pourraient lui enseigner virtuellement pendant quelques heures au début. Selon Elsbeth Freitag, il faudrait en outre faire appel suffisamment tôt à une tierce instance comme les psychologues scolaires et les éducateurs spécialisés.
Mais il n'existe pas de recette universelle pour réussir. Les échecs en font partie. Mais il y a des expériences réussies. Léon, victime de harcèlement, y est parvenu. Après des années, il a trouvé la thérapie qui lui convenait. Et il peut encore terminer sa scolarité. Et le petit Nino, lui aussi, participe à nouveau grâce au nouveau cadre mis en place avec ses parents. Et qui sait, peut-être se dira-t-il bientôt: «Maman, papa, restez à la maison!»
*Prénoms modifiés