Les cheveux en bataille mais une façon de s'exprimer impeccable: l'Américain Alexander Karp dirige Palantir, un ogre du high-tech qui fournit aux armées occidentales des logiciels capables de faire basculer un conflit. Mais cet esprit réputé brillant préfère parler de cinéma et de littérature que d’intelligence artificielle.
Dans la nouvelle édition du magazine «Interview by Ringier», le mystérieux CEO de Palantir se montre étonnamment transparent. Il dresse un tableau sombre de l’Europe, encense la Suisse et exhorte notre pays à garder ses distances avec l’Union européenne (UE).
Il se décrit lui-même comme un «Suisse conventionnel, légèrement à droite du centre». Alexander Karp, qui a étudié la philosophie à Francfort puis le droit à Stanford ne tarit pas d'éloges à l'égard de notre pays: «J'aime vos écoles, votre sécurité, votre démocratie directe.» Il l'assure: «Je veux que la Suisse se porte bien. Sinon, je ne serais pas là à vous parler.»
Lorsqu'il est face à ses clients, il résume volontiers le modèle économique de Palantir en ces termes: «Nous sommes comme une entreprise suisse. Nous construisons de bons produits et nous voulons être payés correctement pour cela.»
Un «esprit alémanique»
Avec Peter Thiel, investisseur germano-américain, il fonde Palantir en 2003, en réaction aux attentats du 11 septembre. Leur ambition: développer un logiciel capable d’empêcher de futures attaques terroristes.
Sur le plan culturel, Palantir serait bien plus qu’une société américaine, assure Alexander Karp. «Nous appartenons au monde culturel de la Suisse, du Liechtenstein, de l’Autriche, de la Bavière et du Tyrol», explique-t-il lors d’un entretien à Sun Valley, dans l’Idaho. Ce qui fait la force de son entreprise, selon lui, c’est avant tout son «esprit alémanique», qu'il définit comme étant «la capacité d’aller au fond des choses, en sachant que la profondeur n’excuse jamais un produit inutilisable».
Son habituelle discrétion, il l'assume: «Quiet in the streets, hard in the sheets», résume-t-il. Discrets en surface, redoutablement efficaces en coulisses. «C'est très suisse, d’ailleurs: vous n’aimez pas attirer l’attention, mais ce que vous faites est excellent.»
Des politiciens allemands l'auraient mis à la porte
Alors que l’influence des géants de la tech américaine est critiquée partout dans le monde, Alexander Karp estime que l’Europe s’enfonce dans une léthargie dangereuse. «Beaucoup n’ont pas conscience de cette évolution... Et ils n'ont donc aucune volonté de l’affronter.»
Il se montre particulièrement sévère envers la politique migratoire européenne. Selon lui, une partie de la classe politique a perdu le lien avec la réalité et avec sa population. «En Europe, un fossé s’est creusé entre ce que pensent les citoyens et ce que racontent les responsables politiques. Ils font comme si le problème n’existait pas», analyse-t-il.
Avec les dirigeants européens, Alexander Karp affirme parler sans détour. «Je leur dis: 'La situation en Europe est sombre. Si vous refusez de le reconnaître, rien ne changera.'» Il assure même avoir tenu ce discours à des responsables allemands qui l’auraient mis à la porte de leur bureau, après quoi il leur aurait lancé: «Aujourd’hui, votre image ressemble à celle de certains centres-villes américains.»
«La Suisse devrait se rapprocher des Etats-Unis»
Il recommande donc à la Suisse de suivre sa propre voie. «J’aimerais croire que l’Europe va changer, mais je ne vois rien qui l’indique. La Suisse devrait donc se rapprocher davantage des Etats-Unis.» S’aligner davantage sur l’Union européenne serait, selon lui, une impasse. «Je ne dis pas ce qui est juste ou faux. Je dis seulement que cela ne fonctionnera pas.»
Alexander Karp estime également que la Suisse devrait revoir sa politique migratoire. «Elle doit miser sur une immigration hautement qualifiée, à la manière de Singapour – et non ouvrir grand ses portes à tous les citoyens européen», affirme-t-il. Pour illustrer son propos, il cite un exemple interne: «L’un de mes collaborateurs parle un allemand parfait, a des origines suisses et aimerait s’y installer. Mais c’est compliqué, car il est américain.»
«Je crois en la supériorité de l'Occident»
Le CEO de Palantir l'affirme haut et fort: il croit profondément à la force morale du monde occidental. «Crois-je à la supériorité de l’Occident, avec l’Amérique en tête? Oui. Ce n’est pas un droit divin, mais ce qu’on peut faire de mieux.» C’est cette conviction qui justifie, selon lui, la collaboration controversée de Palantir avec les armées et les services de renseignement.
«Si l’on n’est pas capable d’imposer sa volonté sur le plan militaire, on laisse la place à d’autres systèmes de valeurs», dit-il. «L’Amérique doit rester forte – et user de cette force le moins souvent possible. C’est ainsi que notre morale survivra dans cent ans.»
L'Occident, c'est aussi Israël
Selon lui, les mêmes responsables politiques qui le condamnaient tiennent un tout autre discours dès que les portes sont closes. La migration, dit-il, influence la criminalité, l’intégration sociale et les flux financiers. Le fait de ne pas en parler ouvertement conduit à «des mouvements politiques étranges, inévitables quand personne n’ose dire la vérité».
Mais attention, pour Alexander Karp, le bloc occidental inclut explicitement une partie du Moyen-Orient: «L’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn – et Israël.» Palantir, en revanche, ne coopère ni avec la Chine, ni avec la Russie, ni avec l’Iran. «Par principe moral, je veux que l’Occident reste fort.»