«Chers Suisses, allez vous faire foutre!» La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen n'a bien évidemment pas tenu ces propos. Elle n'a même pas montré la moindre émotion. Mais dans le fond, c'est que laissait sous-entendre sa réaction et celle de la diplomatie européenne lorsque le président de la Confédération Guy Parmelin a annoncé, il y a exactement quatre ans, que l'accord-cadre entre la Suisse et l'Union européenne (UE) avait échoué.
«Les représentants de l'UE étaient furieux contre nous», se souvient un membre de la mission suisse auprès de l'UE à Bruxelles. «Même les simples collaborateurs des représentations de l'UE se voyaient interdire de rencontrer les nôtres à l'heure du déjeuner», raconte-t-il.
Quatre ans plus tard, tout a changé. De nouveaux accords ont été négociés et la Suisse doit à nouveau se prononcer à ce sujet. En Suisse, le paquet est salué. Mais qu'en est-il du côté de l'UE? Pourquoi les 27 pays ont accepté de s'engager dans de nouvelles négociations?
Le Bade-Wurtemberg s'est battu pour la Suisse
Alors que Bruxelles était en colère au printemps 2021, un voisin de la Suisse a pris la nouvelle avec calme: il s'agit du Bade-Wurtemberg, un land du sud-ouest de l'Allemagne. Son ministre-président Winfried Kretschmann et son équipe ont analysé les chiffres d'exportation. Résultat: chaque année, un total de 18 milliards d'euros de marchandises sont exportées en Suisse – autant que vers la Chine – avec même une tendance à la hausse.
Dans le même temps, la Suisse envoie des marchandises pour un total de 17 milliards d'euros vers la région allemande. Le land présente donc un excédent commercial avec la Suisse. «Le Bade-Wurtemberg est notre principal marché d'importation, suivi de la Lombardie et de la Bavière», explique Andrea Wagner, spécialiste chez BAK Economics. Toutes les régions frontalières affichent un excédent commercial avec la Suisse. Autrement dit, la Suisse agit comme un véritable aimant économique. Si ses relations avec ses voisins venaient à se dégrader, ces derniers auraient beaucoup à y perdre.
L'«opération Reset», comme l'appellera plus tard le ministre suisse des Affaires étrangères Ignazio Cassis, a donc pris racine à Stuttgart. Winfried Kretschmann a joué des pieds et des mains pour préserver les relations commerciales avec son voisin suisse. Il a discuté avec l'ex-président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker de la stratégie à adopter pour convaincre Bruxelles, et est allé jusqu'à voir Ursula von der Leyen pour la convaincre de prendre un nouveau départ.
«Nous nous sommes toujours engagés à créer des ponts entre l'UE et la Suisse», explique le secrétaire d'Etat européen du Bade-Wurtemberg, Florian Hassler. Rares sont ceux qui, au niveau européen, se sont «engagés avec autant d'insistance pour une entente» que le Bade-Wurtemberg. «Par intérêt personnel pour notre économie et notre science.»
Quatre soutiens et un grand opposant
C'est comme ça qu'un groupe de soutien en faveur de la Suisse s'est constitué à Bruxelles. «Outre le Bade-Wurtemberg et le gouvernement fédéral allemand, l'Autriche et les Pays-Bas étaient de fervents partisans d'un nouveau départ», explique une source proche du dossier qui, comme de nombreuses personnes citées ici, souhaite préserver son anonymat.
La Bavière, dont la représentation à Bruxelles est considérée comme influente, s'est joint à l'appel. Sauf qu'ils font face à un adversaire de taille: la France. Paris comptait beaucoup sur la vente de l'avion de combat français Rafale à la Suisse. Lorsque cet accord a volé en éclats un mois après la rupture des négociations, les Français l'ont eu en travers de la gorge. Depuis, ils ont tout fait pour empêcher le rapprochement entre Bruxelles et Berne.
«Dans chaque dossier, la France ne voulait qu'aucune exception au droit du marché intérieur de l'UE ne soit accordée à la Suisse», explique une source. Sauf qu'à ce moment-là, c'était Ursula von der Leyen qui était en charge du dossier – un avantage pour la Suisse.
Un tournant à Lugano
En juillet 2022, un an après l'échec des négociations, Ursula von der Leyen et Ignazio Cassis se sont réunis à Lugano. Le motif officiel de leur rencontre? L'Ukraine. Mais en réalité, ils ont secrètement convenu de reprendre les discussions sur le dossier européen afin de chercher des solutions. Cet entretien en tête-à-tête a été une vraie aubaine, analyse un expert. Elle a mené au paquet d'accords qui est aujourd'hui sur la table, permettant à nouveau à la diplomatie européenne de rencontrer des Suisses.
Mercredi dernier, les négociateurs en chef de la Suisse et de l'UE ont minutieusement scruté les 800 pages du traité les unes après les autres. Le Conseil fédéral enverra en juin les textes en consultation. Moment où le cirque politique commencera vraiment en Suisse. A Bruxelles, les accords ne semblent pas inquiéter, les personnes interrogées estimant qu'elles ont «des problèmes plus importants que les relations bilatérales avec la Suisse».
Un paquet d'accords salué des deux côtés
Les rares personnes qui connaissent le dossier le voient presque toutes d'un bon oeil. L'une d'entre elles qui a participé aux négociations affirme que la Suisse a «très bien négocié» et obtenu de nombreuses concessions. Mais ces éloges s'adressent aussi à la Commission européenne. «Ursula von der Leyen a été unanimement saluée pour les résultats obtenus lors des négociations», déclare un représentant du Conseil de l'UE.
Mais une inquiétude persiste: celle de voir les électeurs suisses rejeter les accords. «Nous verrons bien si, au final, la France avait raison», glisse un haut responsable de la Commission européenne, faisant allusion au doute qui plane sur l’utilité même de négocier avec la Suisse. Selon lui, Bruxelles s’est trop souvent laissée berner dans le passé.
Bruxelles poursuit trois objectifs
Si l’UE vante aujourd’hui le paquet d’accords, c’est parce qu’elle espère qu’il garantira plus de discipline et de fiabilité de la part de la Suisse. Le droit du marché intérieur européen devra être repris de manière continue, et un mécanisme de surveillance et de sanctions est prévu en cas de manquement. Bruxelles poursuit trois objectifs.
Le premier concerne le droit de séjour. Bruxelles souhaite que tous les citoyens de l’UE qui travaillant en Suisse puissent, sans exception, obtenir un permis de séjour après cinq ans. Chose qui ne s’applique actuellement pas à certains ressortissants d’Europe de l’Est. Si un canton venait à refuser une telle autorisation, la Commission européenne pourrait désormais intervenir, ce qui n'est pas possible actuellement. A Bruxelles, ce droit est présenté comme une victoire, même si, en coulisses, on préfère rester discret sur le sujet.
Deuxièmement, Bruxelles exige que les entreprises de l’UE puissent exécuter des mandats en Suisse dans les mêmes conditions que les sociétés suisses – et ce, sans devoir franchir d’obstacles administratifs. L’objectif est de garantir un accès sans discrimination au marché suisse. Actuellement, les entreprises de l'UE doivent déposer une caution d'amende avant d'entrer sur le territoire et subir plus de contrôles salariaux que les entreprises suisses. Une pratique interdite dans le marché intérieur de l'UE. Le nouveau paquet d'accords donne à l'UE le droit de porter plainte. Une bonne nouvelle pour les Européens, qui s'irritent depuis longtemps du cloisonnement du marché suisse.
Troisièmement, l'accès aux transports publics. Bruxelles souhaite que les opérateurs ferroviaires privés de l'UE, par exemple autrichiens, soient sur un pied d'égalité pour transporter des personnes sur le réseau ferroviaire. Ce n'était pas le cas jusqu'à présent. A l'avenir, Bruxelles pourra faire valoir le droit à la libre circulation via le processus de règlement des litiges. Un haut fonctionnaire de l'UE déclare: «Il est important pour nous que les entreprises suisses et européennes soient à égalité sur le marché suisse à l'avenir et que l'UE puisse imposer ces conditions.» Un succès important pour l'Union européenne.
Une limitation (ratée) aux programmes de recherche
Vexée, la France s’est longtemps opposée au paquet d’accords, refusant que la Suisse retrouve l’accès au programme de recherche «Horizon Europe» avant l’issue d’une votation populaire. Mais l’Allemagne et l’Autriche ont fait pression pour réintégrer la Suisse dès janvier. Selon plusieurs sources, l’élément décisif aurait été le grand nombre de projets de recherche en cours avec l’EPFZ.
L’Allemagne collabore actuellement avec plus de 1200 projets «Horizon» impliquant des partenaires suisses, contre 461 pour l’Autriche. Le Bade-Wurtemberg, à lui seul, mène environ 200 partenariats avec la Suisse – un record au sein de l’UE. «Nous n’avons que 11 millions d’habitants, mais nos 70 universités ont décroché autant de projets qu’en France entière», souligne un fonctionnaire régional.
L’accès aux écoles polytechniques fédérales suisses (EPF) ne concerne pas uniquement les chercheurs et les entreprises, mais aussi les étudiants. A Lausanne, 38% d’entre eux viennent de l’UE, et à Zurich, ce chiffre s'élève à 24%. En plus de la France et de l’Allemagne, plusieurs pays d’Europe de l’Est ont exigé durant les négociations un accès équitable à ces établissements. «L'EPFZ est perçue en Europe comme une université d’élite, comparable au MIT aux Etats-Unis», explique un connaisseur du dossier.
Symbole de cette volonté d’ouverture: l’EPFZ prévoit d’abandonner prochainement la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers. Une décision saluée à Bruxelles.
Soutenir les jeunes pays de l'UE
La Suisse a dû proposer à la Commission européenne des avantages qui ont eu un effet positif sur les treize pays les plus jeunes de l'UE – des Etats de l'est et du sud de l'Europe. L'augmentation de la contribution de la Suisse à la cohésion était donc utilisée comme monnaie de négociation. La part de la Suisse passera de 130 à environ 350 millions de francs par an et devra être versée de façon anticipée. L'argent financera entre autres la formation professionnelle, l'intégration et les projets environnementaux.
Les opposants à l'UE critiquent ce montant, qu'ils jugent trop élevé. A noter toutefois qu'il est inférieur à celui versé par la Norvège et les pays de l'EEE. En effet, contrairement à la Suisse, la Norvège a un excédent d'exportation avec l'UE. Elle profite donc bien plus du marché intérieur de l'UE que la Suisse. C'est pourquoi la Norvège doit également payer plus de contributions à la cohésion à l'UE que la Suisse, avec environ 400 millions d'euros par an.
L'électricité, véritable atout pour la France
La France, qui ne tire aucun avantage direct des contributions suisses à la cohésion européenne, mise sur un autre objectif: l’intégration de la Suisse au marché de l’électricité de l’UE. Paris déplore toutefois que le Conseil fédéral ait choisi de soumettre ce point à une votation populaire. L’enjeu est loin d’être négligeable: la France exporte massivement de l’électricité vers la Suisse, avec onze lignes transfrontalières – contre douze pour l’Allemagne.
Chaque jour, jusqu’à 30% des volumes circulent via la Suisse vers l’Allemagne. Un rôle de transit critique, qui fait de la Suisse un acteur-clé de la stabilité du réseau européen. Cette dépendance a d’ailleurs permis à la Commission européenne de freiner certaines exigences françaises.
Dans plusieurs dossiers sensibles, Bruxelles a dû composer avec des tensions internes à l’UE, comme celle sur la libre circulation des personnes. L’enjeu est d'éviter qu’un blocage avec la Suisse n’aggrave des divisions déjà existantes entre Etats membres, notamment en matière de traitement inégal dans le marché intérieur. Ce que la Commission apprécie tout particulièrement dans le nouveau paquet d’accords, c’est qu’il a permis de mettre au point, avec l’aide de la Suisse, un modèle d’accord type. Un canevas que Bruxelles espère réutiliser à l’avenir avec des pays tiers comme le Royaume-Uni ou l’Ukraine.
Mais si le peuple suisse venait à rejeter ces accords, Bruxelles ne se contenterait pas de tourner la page. La réaction serait sévère. Une diplomate française le résume crûment: «Si la Suisse ne signe pas, tant pis pour elle.»