Le succès de la Suisse menacé
Réunion de crise entre le Conseil fédéral et la pharma pour éviter une nouvelle déconvenue

La prospérité de la Suisse dépend de son industrie pharmaceutique, qui risque de s'effondrer face à la menace d'une taxe douanière de 250%. Les dirigeants de la branche rencontreront bientôt le Conseil fédéral pour trouver des solutions.
Publié: 10:21 heures
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Dernière mise à jour: il y a 43 minutes
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Les tours de Roche à Bâle.
Photo: IMAGO/imagebroker
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Reza Rafi et Beat Schmid

La Suisse n'a pas de noblesse, mais des dynasties économiques dont le pouvoir est concentré à la tête de l'industrie pharmaceutique, à Bâle. La branche de la Pharma contribue à hauteur de 5,4% à l'ensemble de l'économie suisse. En d'autres termes, pour chaque 20 francs de valeur économique créée en Suisse, Novartis, Roche, Sandoz et compagnie génèrent plus d'un franc. Le commerce des médicaments est discret et ses héritiers sont tous aussi réservés. 

Depuis que le président américain Donald Trump a choqué la Suisse en lui imposant des droits de douane de 39%, la Pharma est clouée au pilori, car les entreprises suisses réalisent des bénéfices exorbitants aux Etats-Unis. La moitié de la valeur des exportations globales de marchandises suisses vient des produits pharmaceutiques. Le marché étasunien est le plus rentable, notamment parce que ses prix sont plus élevés que la moyenne à cause du système de santé américain plus libéral et moins régulé. 

De la branche modèle à la branche malfaisante

Il y a quelques mois, lorsque la Suisse se divisait autour du nouvel accord avec l'UE, les détracteurs de l'Europe répétaient fièrement que grâce à la Pharma, les Etats-Unis avaient remplacé l'Allemagne comme principal partenaire commercial de la Suisse. Mais aujourd'hui, ces mêmes personnes pestent contre l'industrie pharmaceutique, l'accusant d'être responsable du fiasco avec Washington. Selon eux, la Pharma doit être sacrifiée pour mettre fin à cette «prise d'otages». Le chef du groupe parlementaire de l'Union démocratique du centre (UDC), Thomas Aeschi, demande par exemple à Berne de forcer les entreprises à baisser leurs prix aux Etats-Unis pour amadouer Trump. 

Derrière cette agitation causée par les droits de douane, en coulisses, les produits pharmaceutiques sont en guerre depuis longtemps, aux Etats-Unis comme en Suisse. Après avoir choisi son ministre de la Santé en la personne de Robert F. Kennedy Jr. – féru de théories conspirationnistes et fervent opposant à la «Big Pharma» – Trump souhaite infliger à l'industrie pharmaceutique mondiale des droits de douane de 250%. Le président américain veut réussir là où ses prédécesseurs démocrates ont échoué: délocaliser la production de médicaments sur le territoire national et baisser les prix. 

En Suisse, une bataille d'un autre genre fait rage. Depuis longtemps déjà, la Pharma s'inquiète du déclin du site de recherche et de production national, qui risque d'empirer, mettant sous pression la fabrication d'antibiotiques en Suisse. Il faut agir dès maintenant pour assurer cette production à l'avenir, surtout dans un secteur hautement technologique comme celui de la Pharma, où les investissements sont décidés dix ans à l'avance. 

Les patrons de la Pharma montent au créneau

Sous la pression de Trump, Novartis et Roche ont déjà annoncé des projets de plusieurs milliards de dollars aux Etats-Unis. Dans le cadre des négociations, le Conseil fédéral a proposé au président américain de délocaliser certaines productions outre-Atlantique. Déjà avant les droits de douane de Trump, des représentants de la Pharma – comme le président de Roche, Severin Schwan, et le PDG de Novartis, Vas Narasimhan – avaient averti qu'à long terme, le pire scénario possible pour la Suisse pourrait arriver, à savoir que la branche pharmaceutique se divise en une branche américaine et une branche chinoise. Les cantons d'Argovie, de Zoug et de Bâle-Campagne seraient les plus durement touchés par une délocalisation de la production

Le courant passe bien entre les dirigeants de la branche pharmaceutique et Berne, surtout depuis l'escalade à Washington. Après les vacances d'été, la ministre de la Santé Elisabeth Baume-Schneider, le ministre de l'Economie Guy Parmelin et les dirigeants de la branche pharmaceutique, dont Novartis et Roche, se rencontreront pour un sommet de crise. L'objectif: trouver des solutions pour sauver la Pharma suisse en difficulté. Les participants seraient encore en train de chercher une date de rencontre. Une porte-parole du département de l'Intérieur nous le confirme: Berne échange régulièrement avec la branche pharmaceutique et «des discussions sont également prévues».

Le succès suisse est en jeu

L'un des principaux points de tensions entre l'Etat et la Pharma est le porte-monnaie des payeurs de primes. Les fabricants souhaitent augmenter les prix pour couvrir les risques économiques liés à la recherche et au développement. Berne, en revanche, refuse que les coûts de la santé augmentent. Les représentants pharmaceutiques invoquent le système de santé japonais comme argument. Le gouvernement nippon a décidé de baisser systématiquement le prix des médicaments. Résultat: la recherche et la production ont quitté le pays. Autre exemple, en juillet dernier, Roche a décidé de retirer du marché suisse son médicament contre le cancer Lunsumio après un conflit avec Swissmedic sur le montant du prix. 

Si la plus grande économie du monde se ferme, la situation se complique pour une petite nation comme la nôtre avec une économie d'exportation très performante. Mais lorsque la Suisse s'affaiblit encore plus, comme lors des négociations douanières avec les Etats-Unis, la situation devient désespérée. La formule de notre succès a toujours été l'étroite collaboration entre la politique et l'économie, notamment lors de graves crises, comme les fonds en déshérence, le sauvetage d'UBS, le litige fiscal américain et la vente de Credit Suisse.

Un voyage gênant

En plus de la Pharma, les droits de douane touchent aussi d'autres secteurs: les industries horlogère, pharmaceutique, mécanique, les instruments de précision et le commerce des matières premières. Au lieu de dialoguer avec les secteurs économiques, les négociateurs suisses ont agi dans leur bulle diplomatique. Ils n'ont pas jugé nécessaire de coordonner leur démarche avec les représentants des branches économiques exportatrices, ni d'explorer les options pour parer à une éventuelle escalade. Les diplomates commerciaux ont renoncé à ce dialogue, en sachant pertinemment que Trump finirait par décider seul et pourrait ignorer leur déclaration d'intention, comme l'a admis Guy Parmelin lors d'une conférence de presse jeudi.

Les diplomates commerciaux avaient vu juste. Leur rencontre ad hoc avec une délégation économique suisse le mardi 5 août à Washington a été gênante: le mal était déjà fait. Sur un volume d'exportation de produits suisses vers les Etats-Unis de près de 50 milliards de francs, 60% (30 milliards) sont directement impactés par les droits de douane, soit 11,7 milliards. Cette somme équivaut à peu près au chiffre d'affaires de Swisscom, ou au bénéfice annuel de Nestlé.

Mais les politiques ne sont pas les seuls responsables de ce fiasco, les secteurs économiques ont leur part de torts. Ils auraient dû se mobiliser auprès de Berne, ce qu'ils n'ont pas fait. L'économie et la politique se sont éloignées, comme le prouve le retrait des décideurs de grands groupes du discours politique. Ni le PDG de Novartis ni celui de Roche ne sont représentés au comité directeur d'Economiesuisse. Même Nestlé n'envoie qu'un représentant subalterne. Des poids lourds de l'industrie comme Peter Spuhler sont aussi absents. La situation était très différente il y a 20 ans. A l'époque, des personnes comme Gerold Bührer, Walter Kielholz, Johann Schneider-Ammann, Rolf Dörig et Marcel Ospel siégeaient au comité directeur de cette association économique autrefois si influente.

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