En quête du bonheur
Timothée Parrique: «Etre heureux demande du temps libre. Pas de l'argent»

Cet été, Blick part en quête de bonheur! Chaque jour, une voix se confie. Pas pour donner des leçons, mais pour partager une trajectoire, des doutes, des petits riens. Nouvel invité: l'économiste de la décroissance et chercheur à HEC Lausanne, Timothée Parrique.
Publié: 09:02 heures
Partager
Écouter
Pour l'économiste Timothée Parrique, le temps libre est central au bonheur: «sans temps libre, on ne peut pas faire ce qu’on veut.»
Photo: Keystone
Chroniques Teaser (5).png
Alessia BarbezatJournaliste Blick

L’arrivée de l'économiste, spécialiste de la décroissance, à HEC Lausanne en octobre 2024 a fait grincer quelques dents. Pas de quoi émouvoir Timothée Parrique, auteur du best-seller «Ralentir ou Périr», qui poursuit ses recherches sur les stratégies qui permettraient à la Suisse d'alléger son empreinte environnementale tout en s'attelant à l'écriture de son deuxième ouvrage. Pour Blick, il partage sa vision du bonheur en défaisant quelques idées reçues – l’argent, la croissance, la productivité – et plaide pour une approche alternative faite de temps libre, d'autonomie, de simplicité volontaire et de… sieste.

Est-ce que vous avez une définition personnelle du bonheur? Et si oui, a-t-elle évolué avec le temps?
Ma définition du bonheur est assez liée au concept d’autonomie, un peu dans l’acception anarchiste du terme. Une autonomie critique: être maître de sa propre vie, comprendre ce qui nous arrive et pouvoir décider. Pour moi, être heureux, c’est avoir la possibilité de prendre des décisions qu’on ne regrette pas – et même mieux, des décisions qui nous ravissent. Là, on est heureux.

Et comment on crée ces conditions de l’autonomie et donc du bonheur?
Il y a une dimension individuelle: développer une pensée critique, dans la filiation existentialiste. Pour pouvoir commencer à exister comme un individu autonome, il faut pouvoir se penser de manière critique dans son contexte social. Mais cette pensée critique doit aussi devenir collective – ce qu’on pourrait appeler démocratie ou liberté participative – pour que nos choix individuels puissent se réaliser ensemble. Pour être autonome – et donc heureux –, il faut donc réunir ces deux conditions: trouver ses propres rêves et avoir les conditions matérielles, sociales et politiques pour les réaliser.

Encore faut-il vivre dans un type de société qui le permet.
Si on vit dans une société totalitaire, avec contrôle des idées, publicités omniprésentes et l’absence de presse indépendante, toute utopie ou pensée alternative sera étouffée dès le départ. Mais même dans une société dite «libre», si on doit travailler 60 heures par semaine, dans des conditions écrasantes, avec une hiérarchie oppressante et qu’on n’a ni les moyens de se former, ni de vivre où on le souhaite, alors l’application de nos propres utopies devient impossible.

«
Même si les chercheurs nous disent que l’argent ne fait pas le bonheur, sommeille encore en nous une petite voix qui dit: «Quand même, avec une masse de thunes, je serais très content!»
Timothée Parrique, économiste, spécialiste de la décroissance et chercheur à HEC Lausanne
»

Selon vous, quel est le plus grand malentendu autour du bonheur?
Que l’argent fait le bonheur. C’est ma spécialité. Et je reviens de loin: au lycée, mon plan de carrière, c’était d’être riche! Même si les historiens, anthropologues, économistes, sociologues nous disent que l’argent ne fait pas le bonheur, sommeille encore souvent en nous une petite voix qui dit: «Quand même, avec une masse de thunes, je serais très content!» Or, la recherche empirique en psychologie et en sociologie montre que ce n’est pas le cas. Mais il existe une sorte de symbolisme autour de l’argent, où on se dit que l’argent signifie la possibilité et la liberté.

Et un temps illimité?
C’est illusoire: l’argent ne rajoute pas d’heures aux vingt-quatre qui existent dans une journée. Bien sûr, sans ressources de base – logement, nourriture, soins – on vit dans la misère. Mais passé un certain seuil de satisfaction, augmenter le revenu n’améliore plus la qualité de vie. Et là, il y a un paradoxe: les sociétés qui cherchent le plus la croissance économique sont déjà largement au-delà de ce seuil de satiété. Elles continuent de sacrifier du temps libre et des ressources naturelles pour augmenter le PIB, alors même que cela n’améliore pas la vie.

Donc, pour vous, il faut déconstruire le mythe de la croissance?
Oui, absolument. Ne serait-ce que pour des raisons écologiques. On ne peut pas faire prospérer une économie sur une planète qui se meurt. Et aujourd’hui, la situation écologique est cauchemardesque. On ne peut plus se contenter de miser sur la croissance verte ou les éco-innovations. Maintenant, c’est game over. Si on veut revenir dans les limites planétaires, il va falloir produire et consommer moins dans les pays riches.

«
Moins travailler, c’est aussi permettre aux autres de travailler moins. C’est un cercle vertueux de libération du temps libre. Et le temps libre, c’est central au bonheur.
Timothée Parrique, économiste, spécialiste de la décroissance et chercheur à HEC Lausanne
»

Philosophiquement, la croissance serait un piège?
On croit qu’en produisant plus, on aura plus de temps libre. Mais pour fabriquer, vendre, réparer et faire circuler les marchandises, il faut travailler plus. C’est un cercle vicieux: plus on bosse, plus on dégrade l’environnement et le tissu social, et plus il faut travailler pour réparer les dégâts. On pourrait simplement se demander: «De quoi avons-nous vraiment besoin?» Peut-être que la moitié des choses produites ne sont pas essentielles. Et si l’on préférait plus de temps libre et des écosystèmes en bonne santé à un nouveau téléphone tous les dix-huit mois? Ce choix, ou du moins la possibilité de ce choix, passe par la critique de la croissance.

Cela rejoint l’idée de sobriété heureuse?
Oui. La sobriété heureuse, la simplicité volontaire, le minimalisme, la lenteur, la résonance… Ce sont des façons de vivre à l’échelle individuelle. Mais il faut aussi les relier au macroéconomique. Par exemple, si en Suisse, tout le monde adoptait des comportements minimalistes, en éliminant ses consommations non essentielles, on réduirait ses dépenses contraintes et on pourrait donc travailler moins. Cela ferait baisser le pouvoir d’achat, mais pas la qualité de vie. Si tout le monde faisait cela, il y aurait une contraction de l’économie: c’est de la décroissance. Le lien est important: moins travailler, c’est aussi permettre aux autres de travailler moins. C’est un cercle vertueux de libération du temps libre. Et le temps libre, c’est central au bonheur. Peu importe la définition qu’on en a: sans temps libre, on ne peut pas faire ce qu’on veut.

Qu’avez-vous cessé de faire pour être plus heureux?
Travailler trop. Comme beaucoup, j’ai été happé par le productivisme ambiant. Même dans le milieu universitaire, cette culture du «travailler, c’est bien» domine. J’ai pris du recul et je travaille aujourd’hui beaucoup moins qu’à l’époque de ma thèse. Et je vais beaucoup mieux. Il y a aussi une idée minimaliste: chaque achat est un échange de minutes de vie contre un objet. Si c’est un objet utile, tant mieux. Mais si c’est pour accumuler des choses inutiles qu’on oublie dans un placard, on sacrifie du temps de vie pour rien. En se libérant de la surconsommation – publicité, obsolescence programmée –, on libère ces minutes de vie.

Certains diraient que cette réflexion est un luxe de privilégié…
Il faut distinguer pays riches et pays pauvres. Dans les pays les plus pauvres, la croissance reste nécessaire pour satisfaire des besoins de base. Mais c’est étrange que l’idéologie de la croissance soit la plus forte dans les pays riches, qui n’ont plus de problèmes de production. Et il y a aussi une question de justice: les dégradations environnementales sont proportionnelles au niveau de richesse. Les plus privilégiés doivent donc fournir le plus gros effort de transition. C’est une logique de partage. Comme lors d’un pique-nique avec ses amis: si l’un d’entre eux n’a rien pu apporter, on partage quand même la nourriture.

Avez-vous un rituel qui vous aide à approcher le bonheur?
La sieste. Une sieste par jour, c’est la base. Et passer du temps dans la nature. En Suisse, on a cette chance: depuis mon bureau, je peux être dans le lac en cinq minutes. C’est un privilège qui contribue énormément à mon bien-être.

«
Pour être heureux, j'encourage à cultiver la pensée utopique: se projeter dans des avenirs qu’on croit impossibles, qui cessent de l’être dès qu’on trouve les moyens.
Timothée Parrique, économiste, spécialiste de la décroissance et chercheur à HEC Lausanne
»

Un livre, un film, une rencontre qui a changé votre vision du bonheur?
«Paresse pour tous», un roman français d’Hadrien Klent qui imagine une société dans laquelle l’on travaille quinze heures par semaine. Je l’ai lu dans mon hamac au Pays basque, en pleine rédaction de mon premier livre, alors que j’écrivais neuf ou dix heures par jour. Il m’a propulsé dans une réalité alternative où l’on vit plus lentement, plus doucement, mais aussi plus intensément.

Quand vous étiez adolescent, vous rêviez d’être riche. Qu’est-ce qui a changé?
C’était un rêve immature, nourri par les films et séries qui glorifient les possessions matérielles. À l’université, je suis tombé amoureux des sciences sociales et j’ai compris que le bonheur vient d’expériences qualitatives: lire un bon livre, comprendre un concept… Cela demande du temps, pas de l’argent. Aujourd’hui, même milliardaire, je mènerais la même vie.

Si vous pouviez offrir une clé du bonheur aux lectrices et aux lecteurs?
Je ne donne pas de recettes, mais j’encourage à prendre le temps de «se penser heureux»: réfléchir à ce qui ne va pas, à ce que l’on veut. Cultiver la pensée utopique: se projeter dans des avenirs qu’on croit impossibles, qui cessent de l’être dès qu’on trouve les moyens.

Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la
Articles les plus lus
    Articles les plus lus