108 voix contre 64. Début septembre, la motion déposée au Parlement zurichois pour que l’enseignement du français soit repoussé de l’école primaire au secondaire a été acceptée avec une telle netteté qu’un petit monde helvétique s’est écroulé. Le canton le plus peuplé du pays pourrait ouvrir une brèche dans un débat qui va bien au-delà du simple apprentissage d’une langue. On parle là de cohésion nationale, d’une certaine idée de la Suisse.
Présidente pendant sept ans de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), puis directrice de l’Office fédéral de la culture, la conseillère aux Etats Isabelle Chassot, elle-même bilingue car de mère autrichienne, a toujours été passionnée par le maillage complexe des minorités et des majorités. «Ce thème m’a accompagnée tout au long de mes engagements», reconnaît-elle. Elle décortique la question.
Isabelle Chassot, comment avez-vous réagi à cette motion?
Je me suis remémoré vingt ans de discussions, avec de forts moments de tension. Je suis devenue membre de la CDIP en 2002, peu après une réelle cassure sur la question de l’enseignement des langues. Il a fallu construire un compromis et les Romands y ont participé, jusqu’à la stratégie sur les langues de 2004. Puis je suis devenue présidente et nous avons placé ce compromis dans le concordat Harmos. Et le Parlement l’a acté dans la loi sur les langues, ce qui s’est révélé important en 2016 déjà quand certains cantons ont remis en cause l’enseignement du français. Nous avons toujours trouvé un chemin avec les magistrats cantonaux, pour démontrer l’importance des langues nationales dans un pays plurilingue. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Ce qui a lieu à Zurich est grave?
D’abord, rien n’est encore définitif. Cette discussion sur la place des langues nationales dans notre pays, et donc sur celle des minorités, revient environ tous les dix ans. Il faut alors rappeler que le plurilinguisme suisse est une œuvre de plusieurs siècles. Ce pays s’est défini par le rapport qu’il a à ses minorités, avec les enjeux et les défis que cela signifie. Ce n’est jamais simple à mettre en œuvre, ni acquis une fois pour toutes.
La question de l’anglais rend tout plus sensible...
Oui, à cause de sa place en tant que langue de communication. Mais le déclencheur tient aussi aux réformes scolaires, aux partis qui construisent un monde idéal de l’école avec des arguments simplificateurs, en ne réfléchissant pas à la dimension de la cohésion nationale. Vivre ensemble dans ce pays représente un acte volontaire qu’il faut toujours confirmer et répéter.
Que pensez-vous des mots de Christophe Darbellay, chef de la CDIP depuis 2024, qui parle de «début de la fin»?
Il est évident que la décision de Zurich, où se trouve presque un sixième des élèves de notre pays, donnerait un signal important si elle était définitive. J’ai beaucoup d’estime pour le travail de Christophe Darbellay, mais c’est maintenant à sa Conférence de démontrer sa capacité à faire des propositions et à trouver le cas échéant un nouveau compromis. A la Commission de la science, de l’éducation et de la culture des Etats, nous lui avons écrit pour exprimer notre inquiétude et nos attentes. Le fait que les cantons sont responsables de l’éducation est une force de ce pays, en lui assurant proximité et légitimité démocratique. Ils ne peuvent pas échouer!
Qu’est-ce qui change en Suisse?
Avec la globalisation, la place de l’anglais. Un sondage montre que 40% des Zurichois utilisent l’anglais au quotidien. C’est beaucoup et c’est nouveau. Aussi la forte émergence de l’usage du suisse-allemand et la perte d’un certain nombre de repères, dont l’année que l’on passait dans une autre partie linguistique. Dans ma génération, c’était encore une réalité. Un tel séjour mettait en évidence que, dans un même pays, on peut parler une langue différente et partager les mêmes institutions et souvent les mêmes soucis et envies.
Vous le déplorez?
Oui, c’est pour cela qu’on essaie, et cela commence à prendre, de revivifier les échanges grâce à l’agence Movetia, fondée par la Confédération et les cantons il y a bientôt dix ans. Avec l’ambition que chaque élève ait au moins une fois la possibilité d’un échange dans une autre région linguistique. Mieux comprendre sa réalité est facteur d’ouverture à la diversité et de cohésion. Des éléments essentiels pour une démocratie directe dans un pays où les langues sont au moins autant de cultures.
Le français au secondaire ne suffit pas?
Les élèves démarreraient à l’adolescence, période difficile pour les apprentissages scolaires. C’est commencer trop tard pour une langue nationale dont on sait qu’elle est plus difficile que l’anglais qui leur est plus proche, à travers les musiques qu’ils écoutent, les séries qu’ils regardent. En augmentant le nombre de leçons, comme proposé par certains, on pourrait peut-être rattraper le français comme langue de communication, mais pas dans sa dimension culturelle. On peut en revanche discuter des contenus de cet enseignement au primaire. Les valeurs culturelles, l’éducation à la citoyenneté ou des thèmes qui racontent ce pays, son histoire ou sa géographie peuvent être abordés avec des enfants plus jeunes. Il y a un temps pour comprendre et un temps pour apprendre.
Voyez-vous un danger dans ce qui se passe?
Je préfère parler de risque. Un risque de perte fondamentale pour ce qui constitue l’ADN de notre pays et des opportunités de réagir et d’agir.
Romands et Alémaniques pourraient-ils communiquer en anglais?
Je n’ai rien contre l’anglais, bien au contraire. Il faut l’apprendre dès l’école obligatoire aussi. Mais je m’oppose à ce que chacun de nous exprime sa réalité du monde dans une langue qui n’est pas la sienne. Une langue, c’est une identité et une culture. Nos langues nationales ne sont pas celles d’Elon Musk.
Qu’est-ce qui nous lie encore?
L’attachement à nos institutions, à la démocratie directe, au Conseil fédéral, à l’égard desquels le taux de confiance de la population dans son action fait pâlir d’envie d’autres pays. L’attachement à nos assurances sociales, en particulier à l’AVS, système de sécurité sociale mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’attachement à la SSR, qui raconte le quotidien et les interrogations des autres régions du pays. L’élément fondamental me paraît être le respect des minorités, qui traverse notre histoire commune comme un fondement de la stabilité. De l’étranger, cela peut paraître ennuyeux, mais a largement contribué à l’augmentation d’un bien-être collectif. Mon autre conviction absolue est que la démocratie directe évite l’émergence de positions extrêmes. Parce que le peuple a le dernier mot et que nous sommes tous le minoritaire d’un autre, linguistiquement, politiquement, économiquement, religieusement. Nous devons sortir de notre zone de confort et découvrir d’autres réalités.
Par exemple?
A-t-on déjà oublié la période du Covid? De ces vacances où on ne pouvait quasiment plus voyager à l’étranger et où nous sommes partis à la découverte de la Suisse? Je me souviens d’une habitante du val Müstair, dans les Grisons que j’aime beaucoup, me confier n’avoir jamais autant entendu parler français; pareil pour les bords du lac de Constance ou de celui des Quatre-Cantons. Pourquoi ne le fait-on plus autant? Ce sont des voyages d’un jour ou deux qui offrent une fenêtre sur la réalité diverse de notre pays. La Suisse alémanique est vue par de nombreux Romands comme un ensemble homogène. C’est le contraire. La grande diversité et le sentiment minoritaire de nombreuses régions à l’égard de Zurich les surprendraient.
Va-t-on vers une guerre des langues?
Les mots ont une signification. Une guerre des langues signifierait que, comme Romande, j’aurais l’interdiction de m’exprimer dans ma langue. Au niveau de la Confédération, tant la Constitution que la loi sur les langues me protègent de cette discrimination. Ce qui est en jeu est d’une autre nature: pouvoir comprendre l’autre et donner du sens au vivre-ensemble. Cela demande des efforts et n’est jamais acquis. Comme habitante d’un canton à deux langues, j’aime répéter une expression utilisée par Ruth Dreifuss. Elle ne parlait pas de barrière ou de frontière des langues, mais de «couture des langues», là où elles se rejoignent et s’ajustent. Ce n’est pas le moment de la déchirer.