Interview d’un pilote de drone de l’armée ukrainienne
«J'aurais mieux à faire que de tuer des Russes»

Dimko Zhluktenko, pilote de drone dans l’armée ukrainienne, nous livre son quotidien sur le front, décrypte la tactique des forces russes et explique pourquoi il ne croit pas à une paix prochaine.
Publié: 06:04 heures
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Depuis un peu plus d’un an, Dimko Zhluktenko sert dans l’armée ukrainienne et opère comme pilote de drone.
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Marco Lüssi

Avant la guerre, Dimko Zhluktenko travaillait comme développeur de logiciels. Depuis un peu plus d’un an, il sert dans l’armée ukrainienne et opère comme pilote de drone dans l’est du pays. Nous avons pu l’interroger par appel vidéo depuis sa zone d’opérations.

Dimko Zhluktenko, à quoi ressemble votre quotidien?
Lorsque nous sommes en mission, notre équipe opère depuis un bunker souterrain ou depuis un poste camouflé à l’extérieur. Il nous faut des arbres pour nous dissimuler et un champ pour lancer notre drone de reconnaissance, qui transmet un flux en direct. 

Que recherchez-vous avec le drone?
Nous sommes à l’affût de cibles importantes jusqu’à 50 kilomètres derrière la ligne de front: systèmes de défense aérienne russes, pièces d’artillerie, bases logistiques, postes de commandement. C’est un travail d’enquêteur: il faut rassembler les morceaux du puzzle. Les Russes utilisent aussi beaucoup de leurres, donc tout ce qu’on voit n’est pas forcément réel.

Que se passe-t-il quand vous identifiez une cible?
Des officiers, parfois à Dnipro ou même à Kiev, peuvent suivre le live depuis un lieu sûr. Ensemble, nous décidons si la cible doit être neutralisée – avec de l’artillerie ou des systèmes HIMARS.

Sur Internet, on trouve des vidéos brutales montrant des soldats russes tués par des drones FPV. Les pilotez-vous aussi?
Non, d’autres le font. Ici, ce sont surtout de très jeunes hommes qui s’en chargent et ils y prennent du plaisir. Mais j'ai déjà pu contribuer à ce que des tirs d'artillerie atterrissent directement dans un trou dans lequel se cachaient dix de ces stupides russes.

Comment jugez-vous les capacités de l’armée russe?
Ici, dans la région du Donetsk, nous affrontons leurs unités les plus aguerries. La première leçon, c’est de ne jamais sous-estimer l’ennemi. Certains Russes sont très compétents. Mais, à côté de ces professionnels, les Russes alignent aussi des soldats «jetables», c’est leur force principale. Ils mènent des assauts sans fin: ils envoient peut-être 50 hommes et, cinq kilomètres derrière la ligne de front, 80% d’entre eux sont déjà morts. Ces hommes disposent de peu de vivres et de munitions. On n’attend pas de leur part qu’ils survivent, seulement qu’ils fassent le plus de victimes possibles parmi nos défenseurs. Dans les faits, beaucoup ne savent même pas utiliser correctement leur fusil. Tout cela est d’une cruauté profondément inhumaine. Sur le plan moral, c’est terriblement éprouvant: ces soldats sont envoyés vers une mort inutile.

Les Russes manquent-ils d’hommes?
Non, aucun signe d’essoufflement. Ils perdent des milliers d’hommes, mais en ont toujours davantage. De notre côté, nous nous améliorons à distance grâce aux drones, ce qui réduit le besoin d’engager nos troupes en combat rapproché.

Vous avez dirigé une organisation d'aide aux soldats. Pourquoi avez-vous ensuite décidé de devenir vous-même soldat?
Avec mon action caritative, j’aurais pu éviter de partir au combat. Mais j’ai senti que je pouvais être plus utile au front. Ma femme gère désormais l’organisation d’aide, et elle le fait mieux que moi. Comme dans la plupart des pays, les personnes intelligentes et formées n'ont pas rejoint l'armée. Alors, elle a besoin de gens comme moi: je peux me passer de confort et manipuler la technologie qu’il faut pour contrer l’ennemi.

Que pensez-vous des Ukrainiens qui ont fui pour éviter l’enrôlement?
Cela me vexe et me rend triste. Des amis sont partis clandestinement et vivent aux Etats-Unis. Pour l’heure, je ne leur parle plus. Il s’agit de la survie de notre nation, ils n’ont pas assumé leurs responsabilités.

Comment gérez-vous le risque de mourir?
Je l’ai accepté. Tant que je suis en vie, j’essaie de faire ce qu’il faut. Cette attitude me donne de l’énergie. La peur de la mort existe en arrière-plan, mais elle n’est pas centrale. Les Russes veulent de toute façon tous nous tuer, que nous soyons des combattants ou des civils.

Quand y aura-t-il la paix?
Les Russes ne veulent pas la paix. Ce n'est pas parce que Poutine est fou que tout cela se produit. Poutine représente simplement la volonté de son peuple, qui soutient massivement cette invasion. Il y a très peu de protestations. Ils affluent en masse comme volontaires dans l'armée, ils travaillent dans les usines de missiles. Ils se considèrent comme les élus, les plus forts et ils veulent que la Russie soit une puissance impérialiste. Si les Russes admettaient avoir commis des fautes, qu’ils s’engageaient à ne pas recommencer et présentaient des excuses, nous, les Ukrainiens, pourrions sans doute envisager le pardon – peut‑être au fil des générations. Or, aujourd’hui, rares sont ceux en Russie qui condamnent ouvertement leurs actes, et même dans la vaste diaspora russe, peu de voix s’élèvent clairement contre la guerre.

Quels sont vos sentiments à l'égard de l'Occident?
L'Occident n'en fait pas assez. Vous ne réalisez pas la chance que vous avez que notre président soit resté après le début de l'invasion, que notre armée et notre société aient résisté. L'Ukraine sert de bouclier à l'Europe. Et pourtant, il existe un grand danger que l'Ukraine tombe entre les mains des Russes. Les deux armées les plus performantes et les plus aguerries au monde sont actuellement l'armée ukrainienne et l'armée russe. Si les Russes l'emportent et s'emparent de notre armée, cela s'annonce problématique pour l'Europe. L'Occident devrait se dépêcher d'apprendre de l'Ukraine tout ce qu'il faut savoir sur la guerre moderne afin de devenir plus fort. Toutes les stratégies enseignées par la doctrine militaire occidentale sont désormais dépassées, puisque chaque centimètre du champ de bataille peut être surveillé électroniquement.

Trump ou d’autres acteurs peuvent-ils mettre fin au conflit?
Je l’espère, mais cela relève de l’illusion. Les Russes sont convaincus qu’ils vont remporter la guerre. Leurs exigences sont absurdes: ils veulent que nous cédions une partie de notre territoire, que nous réduisions drastiquement notre armée et que nous rendions toutes les armes fournies par l’Occident – en d’autres termes, que nous capitulions.
Or, nous, les Ukrainiens, ne l’accepterons jamais. Nous préférons mourir plutôt que de vivre sous domination russe. Quant à Donald Trump, comment pourrait-il bâtir un pont entre la Russie et l’Ukraine? Il a d’abord tenté de pousser Volodymyr Zelensky à la reddition en laissant entendre qu’il couperait l’aide américaine. Mais notre président n’est pas tombé dans le piège. Aujourd’hui, Trump cherche une autre issue. Toutefois, ni lui ni son équipe ne comprennent véritablement la complexité de cette guerre.

Quelle est l’issue probable ?
Nous sommes dans une impasse sanglante. Evidemment, je souhaite que ça s’arrête. Je ne vais certainement pas approuver la mort, disons, de 100'000 soldats russes supplémentaires – j’ai une vie, des projets, je n’ai jamais voulu cela. Mais ils s'acharnent, alors nous n’avons d’autre choix que de tout faire pour les arrêter.

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