Ils ont beau s’époumoner depuis leur fenêtre ou leur balcon dans différentes langues, rien n’y fait. «Crachez votre haine autrement!»; «Rispetto, no violenza! (du respect, pas de la violence!)». Il est un peu plus de 22h ce lundi soir dans le quartier de Prélaz, à Lausanne, où des habitants excédés crient sur les émeutiers qui mettent le feu aux poubelles et balancent des mortiers d’artifice. Sur le bitume, des mamans sont même descendues pieds nus et en chemise de nuit à rayures pour tenter de raisonner «les petits».
Mais pour la deuxième nuit consécutive, le déchaînement de colère aura été plus fort que les injonctions et les supplications des «daronnes» et «darons». D’autant plus que les fauteurs de trouble ne seraient de loin pas tous des enfants de ce quartier où Marvin, un adolescent d’origine congolaise, est décédé dans la nuit de samedi à dimanche alors qu’il fuyait les forces de l’ordre au guidon d’un scooter volé. «On a vu des gens de Bussigny, de Renens, de Crissier», témoigne un jeune ayant participé aux premières échauffourées.
Pour lui comme pour beaucoup d’autres, la principale responsable des tensions de ces derniers jours, c’est la police, qu’ils provoquent par le feu, le bruit et la fureur. «Les flics, eux, ils s’en sortent toujours. Jamais ils sont condamnés», lâche un adolescent, amer.
Résonance inédite avec l'actualité
Tout au long de la journée de lundi, les événements du week-end ont résonné de manière inédite avec l’actualité vaudoise, ce qui a entretenu le brasier. Dans la matinée, on a appris qu’un nouveau rapport remettait en question la légitime défense des agents dans l’affaire Nzoy, du nom de cet homme noir décédé à la gare de Morges en 2021. Et en début d’après-midi, les autorités lausannoises ont révélé une série d’échanges à caractères raciste, sexiste, antisémite ou discriminatoire partagés par des policiers sur des groupes Whatsapp. Le syndic socialiste Grégoire Junod a même dénoncé un «racisme systémique» au sein des forces de l'ordre.
Très informés via les réseaux sociaux, mais également par le biais des médias traditionnels, les jeunes que nous avons rencontrés à Prélaz n’ont pas loupé ces révélations. D'autant plus que les décès à la suite d'interventions policières se sont accumulés dans le canton de Vaud ces dix dernières années.
Et ils ne sont pas les seuls à suivre les informations qui s'enchaînent dans un tourbillon, et qui sont aussitôt récupérées politiquement. Ce lundi également, en fin de journée, une «flashmob patriote» devait être organisée au centre-ville en réaction aux émeutes de la veille. Mais pas un chat n'était visible au lieu et à l'heure dites – éventés plus tôt par Blick.
Une fillette apeurée
A Prélaz par contre, les agitateurs étaient au rendez-vous. Il est 21h43, sur l’avenue de Morges, lorsque le scénario qui s’est déroulé la veille commence à se rejouer. Quelques feux d’artifice font hurler de peur une petite fille qui se balançait tranquillement sur la place de jeu, bien vite emmenée en sécurité par sa maman. Des jeunes, voire très jeunes, vêtus de noir et parfois cagoulés, défilent sur des deux roues, certains avec des mortiers à la main et cabrant leur monture dans une posture fanfaronne. Des containers sont déplacés jusqu’au milieu de la rue, et incendiés, tandis que des mortiers sont tirés en direction de Malley. Un abribus prend feu.
«Pourquoi la Ville a-t-elle laissé les poubelles dehors après les émeutes d’hier?», s’énerve un habitant du quartier, en expliquant que des containers ont déjà été incendiés cet été. D’autres ont sorti les extincteurs, pour tenter d’éteindre les feux qui s’allument un peu partout, y compris dangereusement près des habitations. Car les pompiers sont arrivés, mais ils restent bloqués de part et d’autre de la rue. «Depuis dimanche, on se sent en insécurité, explique une dame au regard hagard. Aujourd’hui c’est les poubelles, et demain les bagnoles. Sérieux, pourquoi foutre le feu au quartier? C’est la connerie qui tue, pas la police.»
Un peu plus haut, dans le quartier des Jardins de Prélaz avec son architecture de concours faite d’escaliers et de coursives, des jeunes entourent un vieux monsieur tout chancelant qui s’est pris des gaz lacrymogènes dans les yeux. «Rentrez les parents, ils doivent pas sortir!», crie un adolescent à casquette. Sur la rue désormais bouclée au trafic, ça pétarade de toutes parts, et les émeutiers détalent comme des lapins, dans un mélange de peur et d’excitation.
Quartier bouclé
«Cela fait 38 ans que je vis en Suisse, et je n'ai jamais vu un truc pareil», se désole un habitant, accoudé, comme de nombreux autres, contre une balustrade pour suivre le spectacle. Ce dernier se déroule désormais de l’autre côté du quartier, sur le chemin de Renens. Poubelles en feu, scooters, encore. «On est au cœur de l’action», s’esclaffe un adolescent en poussant du coude son copain. «Non maman, je peux pas rentrer, ils sont en train de boucler tout le quartier!», explique une jeune fille au téléphone, tandis qu’un camion anti-émeute remonte lentement, tel un mastodonte, pour aider à prendre la zone en tenailles.
La police finira par maîtriser la situation vers 1h du matin, alors que seuls quelques rares émeutiers couraient toujours. Vers minuit et demi, certains avaient encore grimpé sur la terrasse d’une crèche avant de jeter de la tôle et des barres de fer sur les forces de l’ordre. En descendant l’avenue de Morges jusqu’à Malley en fin de soirée, la route était jonchée de containers renversés et de barrières de chantier arrachées, tandis que quantité de murs avaient été tagués.
Contraste avec le silence
Cette soirée de tempête contraste avec le silence lugubre qui recouvrait, ce lundi en fin de journée, le lieu où Marvin est décédé après avoir chuté dans la nuit de samedi à dimanche. Agglutinés sans un mot devant les fleurs et les bougies déposées en hommage au rappeur connu loin à la ronde, de nombreux jeunes, certains effondrés, étaient venus se recueillir. Au même endroit un peu plus tôt dans la journée, après avoir répété que Marvin était un gars bien qui n’avait rien à voir avec les embrouilles, un adolescent avait lâché, hésitant: «Madame, je peux vous poser une question? Vous savez ce qu’il y a après la mort?»