La Suisse s'active. La présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter et le ministre de l'Economie Guy Parmelin se sont exprimés cette semaine à Washington, tandis que le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis s'est attiré les bonnes grâces du gouvernement chinois à l'autre bout du monde. D'un côté, il est question de droits de douanes, de l'autre, de l'extension de l'accord de libre-échange en vigueur depuis 2014.
La Confédération souhaite se rapprocher des deux grandes puissances, Etats-Unis et Chine. Mais cela pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les droits humains. En effet, la Suisse compte l'une des plus grandes communautés tibétaines d'Europe. Des centaines d'Ouïghours, qui ont pu quitter la province chinoise du Xinjiang, vivent également dans le pays. Tous souffrent aujourd'hui de la pression exercée par la Chine. Et avec le président américain Donald Trump, cela pourrait s'aggraver, préviennent les critiques.
Le Conseil fédéral reconnaît l'ingérence chinoise
En février, après de longues hésitations, le Conseil fédéral a finalement dû l'admettre: l'Empire du Milieu intervient en Suisse pour intimider les communautés tibétaines et ouïgoures, au moyen de filatures, de photos ou de menaces directes. Les autorités n'ont pourtant pas prêté attention à ces répressions dites transnationales.
La Tibétaine Tsering Tsomo, directrice de recherche au Tibetan Centre for Human Rights and Democracy, et l'activiste tibétaine Zumretay Arkin, vice-présidente du Congrès mondial ouïgour, ont fait le voyage d'Australie et d'Allemagne pour alerter les autorités bernoises. Elles recommandent à la Confédération de s'inspirer de l'un des pays que le gouvernement national tente actuellement de charmer. «Les Etats-Unis sont un bon modèle pour la Suisse», auraient-elles affirmé.
La Confédération ne condamne pas
Le gouvernement américain prend très au sérieux la lutte contre la répression transnationale, expliquent-elles. Autrement dit, la police et les autorités nationales, jusqu'aux services secrets, tirent à la même corde. «Car la Chine réprime de manière globale», explique Tsering Tsomo à Blick. L'échange avec les autorités d'autres pays en fait également partie.
Avec Trump, cette «recette du succès» est pourtant sous pression. «Il est fort possible qu'il détruise dans les prochains mois tout ce que nous avons construit aux Etats-Unis», affirme Tsering Tsomo. Un premier avant-goût a déjà eu lieu: l'argent destiné au Congrès mondial des Ouïghours, que le gouvernement américain soutient financièrement depuis des années, a été gelé dès février par le milliardaire de la tech Elon Musk et son Department of Government Efficiency.
Malgré cela, la Suisse reste à la traîne, comparé aux Etats-Unis et à d'autres pays européens. Dans le cadre du nouvel accord avec la Chine, la Confédération n'a pas l'air de songer à des directives concrètes sur la manière de traiter les violations des droits humains. Les organisations Amnesty International Suisse, Public Eye et la Société pour les peuples menacés exigent donc depuis longtemps une «ligne rouge» dans les négociations. Elles se disent prêtes à lancer un référendum pour faire bouger les choses.
«Ignorance totale» des autorités suisses
«De nombreux Tibétains et Ouïghours en Suisse affirment que depuis le boom économique en Chine et, surtout, depuis l'accord de libre-échange, le soutien a nettement diminué», explique Selina Morell, responsable du programme Chine à la Société pour les peuples menacés. Depuis 2014, les Tibétains qui ont fui leur pays font officiellement partie de la République populaire de Chine, par exemple sur les cartes d'identité suisses. «Récemment, une femme qui avait longtemps pu s'identifier comme Tibétaine en Suisse m'a raconté comment elle était soudainement devenue chinoise», explique Selina Morell.
Parallèlement, la police et les autorités sont dépassées par la protection des communautés tibétaines et ouïghoures. Il règne une «ignorance totale», déplorent Tsering Tsomo et Zumretay Arkin après leur visite. Et les communautés elles-mêmes se seraient entre-temps trop laissées intimider. «La diaspora est en partie responsable de la situation», déclare Tsering Tsomo. Le Conseil fédéral ne doit pas seulement faire preuve de solidarité, mais aussi prendre des mesures concrètes.
«Je regarde l'avenir avec espoir»
Le Conseil fédéral a tout de même laissé entrevoir quelques mesures possibles. L'une d'entre elles, qui se dessine déjà très concrètement, est une nouvelle loi actuellement en cours d'élaboration dans la Berne fédérale. Elle devrait permettre à la Confédération de bannir les groupes technologiques étrangers des infrastructures critiques, si elles estiment qu'elles représentent un danger pour la sécurité nationale.
Les fabricants chinois pourraient également être concernés, comme le sous-traitant de 5G, Huawei. Ce dernier est déjà soumis à une forte pression aux Etats-Unis et dans l'Union européenne (UE). Pour les deux expertes, il est clair qu'il n'est pas aussi indépendant qu'il le prétend en Europe. «Des études montrent que les filiales locales sont aussi étroitement liées à la Chine», explique Zumretay Arkin. «Et là-bas, les mêmes technologies sont utilisées pour espionner les Ouïghours.»
Avec la guerre commerciale actuelle, la Chine cherche à se rapprocher de l'Europe. Après la Suisse, l'UE pourrait donc, elle aussi, améliorer ses relations avec le dirigeant chinois Xi Jinping. Le pouvoir de la Chine va-t-il croître? «Je regarde l'avenir avec espoir», affirme Tsering Tsomo. Grâce à Trump, l'Europe obtient plus d'indépendance, et donc plus de volonté de protéger ses principes démocratiques.