Soupçons de fraude
A Vernier, la droite se durcit, les Albanais se sentent stigmatisés

Depuis les élections suspendues à Vernier de ce 30 novembre, récupération politique et lenteur judiciaire décuplent les tensions entre droite et gauche, mais aussi le sentiment de certaines communautés, dont celle albanaise, d'être ciblées injustement.
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«On sait que certains votent de manière clanique», affirme Yves Nidegger (UDC/GE).
Photo: KEYSTONE
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Myret ZakiJournaliste Blick

Le deuxième épisode d'irrégularités électorales soupçonnées à Vernier (GE) divise plus que jamais la gauche et la droite. Cette dernière émet, depuis l'incident de ce dimanche, des soupçons de vote «communautaire», «ethnique» ou «clanique». Face à Yves Nidegger (UDC) et Daniel Sormanni (MCG) qui plaident pour la suppression du droit de vote des étrangers, Sylvain Thévoz (PS) et Julien Nicolet-dit-Félix (Vert-e-s) mettent en garde contre la tentation de récupération raciste et xénophobe.

Le Grand conseil genevois vient de refuser le projet de loi constitutionnel de l’UDC visant à supprimer le droit de vote communal des étrangers. L’UDC relance désormais la machine, ce 3 décembre, avec une initiative pour interdire le vote des étrangers au niveau communal. Le député UDC au Grand conseil Yves Nidegger l’a écrit le 30 novembre sur Facebook: 

«Le vote par correspondance est une prise de risque qui suppose une confiance citoyenne et un certain rapport au vote, s’explique Yves Nidegger. Cette confiance n’est plus de mise lorsque, comme cela semble être le cas, apparaissent des formes de vote ethnique organisé. Les 3 personnes favorisées par la fraude qui avait conduit à l’annulation du scrutin de mars dernier à Vernier appartenaient toutes à des groupes ethniques spécifiques. On sait que certains votent de manière clanique. J’ai entendu des candidats à Vernier qui se disaient certains d’être élus car ils avaient fait le tour des popotes.»

«C’est de la récupération politique et raciste, dénonce le député socialiste Sylvain Thévoz. On ignore qui est à l’origine des irrégularités. Remettre en question le droit de vote des étrangers, qui date d’il y a 20 ans, au prétexte qu’il y a une affaire dont on ignore les commanditaires, est intellectuellement malhonnête. C’est la grosse ficelle des partis xénophobes, l’étranger est toujours le bouc émissaire.»

Les Albanais veulent une justice plus forte

Nasuf Nuhiu, président de l’association de la Communauté albanaise de Genève, réagit aux suspicions de vote communautaire: «Je trouve très injuste de jeter la pierre à la communauté albanaise ou à d'autres communautés». Au sein de l’association, il n'y a pas d'activités politiques. «Nous sommes actifs sur un plan culturel. Nos statuts nous interdisent d’avoir une position politique si l'on est membre du comité. Nous ne choisissons pas de candidats, ce sont les partis politiques qui choisissent les candidats, et libre à chacun et chacune dans la communauté de voter pour qui ils veulent. Nous n’avons rien organisé. Même les candidats, on ne les connaît pas tous.» 

Nasuf Nuhiu, qui a la nationalité suisse, a toujours voté par correspondance. «Chacun est libre de choisir le candidat qui lui convient. En revanche, il est très mauvais que des électeurs laissent à d'autres le pouvoir de voter à leur place, estime le représentant des Albanais de Vernier. Les autorités doivent trouver et sanctionner les auteurs de ces pratiques.»

Il déplore en particulier la lenteur de la justice. «L’enquête dure depuis mars, et nous sommes en décembre. Les gens habitent à Vernier. Je trouve incompréhensible qu’on n’ait toujours pas trouvé les fautifs, j'y vois une négligence d’Etat. Si les autorités veulent, elles peuvent trouver les responsables. Tout ce temps où traîne l’enquête permet de cibler et d’accuser des communautés entières injustement.» 

«Droit de vote au rabais»

Reste que, pour Yves Nidegger, «des personnes ont profité de leur influence électorale pour négocier avec des candidats». Il poursuit: «On sait que pour les votations de ce 30 novembre, des offres ont été faites à des candidats, assure-t-il, en leur disant ‘je vous aide à être élu’.» L’avocat admet qu’il est compliqué pour un procureur d’établir ce qu’il y a de répréhensible dans le fait de dire à quelqu’un qu’on peut l’aider. «Ce n’est pas encore un crime. L’annulation de l’élection est un acte administratif. Sur le plan pénal, le chemin sera plus compliqué.»

Au-delà de la question juridique, le député UDC explique ces irrégularités par le peu d’importance qu’accordent les étrangers à leur droit de vote. «Il est compréhensible que ceux qui se sont vus octroyer un droit de vote au rabais, limité à la seule commune et sans droit d’éligibilité, en fassent peu de cas. De fait, les étrangers participent peu aux scrutins. Il n’est donc pas surprenant qu’ils puissent être enclins à céder facilement leur bulletin de vote à des leaders en qui ils ont confiance qu’ils sauront en faire bon usage.» 

Sur Facebook, le conseiller national MCG Daniel Sormanni plaide aussi pour la suppression du droit de vote des étrangers: 

Lui aussi soupçonne que des groupes issus de différentes communautés réunissent des bulletins de vote, les remplissent à la place de leurs destinataires, qui les leur signent à l’avance, en leur laissant le soin de faire les choix à leur place. «Ce n’est pas un fonctionnement tout à fait normal, estime le conseiller national. On doit voter individuellement et librement. Or la captation de bulletins peut constituer une violation des droits politiques». Selon lui, «les interventions de la chancellerie sont bien molles: ajouter sur les bulletins une inscription qui dit qu’il 'faut les remplir soi-même' ne suffit pas!»

Besoin de résolution rapide

Pour le socialiste Sylvain Thévoz, la solution passe par une résolution judiciaire plus rapide. «Pour la démocratie et la confiance dans notre système de vote, il serait de bon ton que le résultat de l’enquête ne tarde pas trop. Le ministère public a-t-il mis suffisamment de moyens pour les enquêtes de terrain? Je ne sais pas. Quand on va boire des cafés à Vernier, les locaux parlent. Le ministère public a-t-il mesuré le sérieux de cette affaire? Ou M. Jornod préfère-t-il s’attaquer à la mendicité et aux personnes alcoolisées plutôt qu’aux affaires qui concernent les partis politiques?»

Concernant le 30 novembre, «le lien entre manipulation des votes et communautés étrangères reste complètement spéculatif», met en garde Julien Nicolet-dit-Félix, député au Grand conseil (Vert-e-s). «Lors de l’élection de mars, il se trouve que les 3 candidates suspectées de bénéficier de fraudes venaient de trois pays différents: Cameroun, Turquie, Kosovo. Mais aujourd’hui, nous n’avons que des rumeurs concernant quelques particuliers alors que des communautés entières font l’objet de suspicions malveillantes», dénonce-t-il.

En outre, il estime que la droite mélange vote communautaire et vote étranger: «Ce sont deux questions distinctes. Des personnes aux origines diverses peuvent avoir la nationalité suisse et voter pour des candidats aux origines similaires, et cela, c’est le jeu de la démocratie». 

Des pratiques qui posent question

Au moment où le droit de vote des étrangers se voit menacé à Genève, l’OCDE vient de publier une étude montrant que l’intégration des immigrés fonctionne très bien en Suisse. En comparaison internationale, les personnes immigrées en Suisse affichent un bon niveau de formation, leur taux d’activité est très élevé et elles s’efforcent activement d’apprendre une langue nationale, selon l’étude parue ce 2 décembre. 

L'UDC Yves Nidegger ne pense pas que des bulletins aient été volés ou que des identités aient été usurpées. «Ce sont plutôt des gens qui ont confié à quelqu’un d’autre le soin de choisir pour eux, estime-t-il. Que cela puisse arriver dans certaines familles, on ne peut l’éviter. Mais on ne peut laisser prospérer des organisations mises en place dans le seul but d’exercer le droit de vote d’autrui. Que des leaders influencent autrui, cela fait partie de la vie, et ce n’est pas illégal. Mais lorsqu’une même main remplit 200 bulletins dans une même commune, ce n’est plus de l’influence, c’est de la captation.» Pour le député genevois, le problème n’est donc pas qu’on a volé et rempli les bulletins en imitant des signatures, mais que des gens aient été disposés à donner à un tiers le pouvoir de voter en leur nom, avec un bulletin signé à blanc. 

Pénalement, le cas est faible

«Il n’existe pas vraiment de disposition pénale contre ces agissements, poursuit-il. Pénalement, le cas est faible, car il n’y a pas de faux en écriture, pas de détournement de suffrages exprimées, mais des personnes qui ont probablement confié librement leur matériel de vote à une figure d’autorité qui propose de les libérer d’un choix dont ils ne savent pas que faire: 'je m’occupe du vote pour vous', sans que l’on sache si une contrepartie a été promise», résume-t-il. 

Pour l'idéologue de l'UDC genevoise, la conclusion est qu'«en pensant favoriser l’intégration par le droit de vote communal sans passer par la naturalisation, on a obtenu l’inverse, à Vernier en tout cas: la désintégration de l’élection communale elle-même. Personne ne peut dire quand et si les Verniolans finiront par élire valablement leurs conseillers municipaux.» 

De son côté, Nasuf Nuhiu regrette le fait que l'«on se dirige à présent vers des élections organisées sur place». «Cela va pénaliser les personnes ne pouvant pas se déplacer. Ceci, seulement parce que quelques-uns commettent des abus. Les autorités doivent intervenir plus directement et plus efficacement, car entre-temps, on stigmatise des communautés entières et on pénalise les personnes à mobilité réduite.»

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