L’union fait la force, c’est bien connu. Le droit ne fait pas exception à la règle. Des consommateurs ayant subi un même préjudice ont plus de chances d’obtenir réparation en se regroupant. Mais encore faut-il que ce soit légalement admis. Or le droit suisse ne reconnaît pas les procédures d’action collective (ou recours collectif, ou encore class action en anglais).
La majorité des pays démocratiques, à commencer par les pays de l’Union européenne, ont intégré ces dernières années ce principe qui permet de rééquilibrer les forces entre les plaignants et l’entité fautive. Mais ils l’ont fait en prenant garde à ne pas tomber dans les excès américains, qui débouchent parfois sur des réparations astronomiques, transformant cette procédure en un business juteux pour des cabinets d’avocats spécialisés. Le projet de loi lancé il y a dix ans par le Conseil fédéral avait la forme d’un compromis raisonnable, dans la norme helvétique. Il semblait donc promis à un parcours relativement serein devant les deux Chambres.
C’était compter sans l’UDC, le PLR et le Centre qui, durant trois ans, ont multiplié les manœuvres dilatoires, en exigeant notamment des rapports complémentaires à répétition. Mais il a finalement fallu trancher cette année. Et ils ont tranché sans pitié: le Conseil des Etats a suivi le Conseil national la semaine passée, en refusant à son tour et par 30 voix contre 13 l’entrée en matière sur le projet.
Décourager les combats judiciaires
Et c’est ainsi que, contrairement aux pays voisins, les consommatrices et consommateurs suisses (ainsi que les PME via leurs organisations faîtières) qui demandent réparation devront se défendre individuellement, avec ce que cela implique comme frais, comme temps et comme énergie supplémentaires à dépenser. Autant dire que la majorité de ces individus et de ces petites entités préféreront renoncer à s’engager dans ces combats judiciaires opposant des forces totalement disproportionnées.
Sophie Michaud Gigon, conseillère nationale verte vaudoise, a participé aux débats de la commission depuis le début. La secrétaire générale de la FRC connaît parfaitement ce dossier sans doute emblématique du parlement actuel. Elle ne cache pas son dépit et même sa colère.
Votre réaction à chaud après le refus d’entrée en matière du Conseil des Etats, qui confirme celui, en mars dernier, du Conseil national?
C’est un immense gâchis et une immense injustice. Une injustice pour les consommatrices et consommateurs suisses. Ironie de l’histoire, ce refus définitif d’entrée en matière correspond aux 10 ans de l’éclatement du Dieselgate, l’affaire des moteurs truqués de Volkswagen, qui a touché 175'000 propriétaires de VW en Suisse qui n’ont jamais pu obtenir réparation, contrairement à ce qui s’est passé à l’étranger. Et ce gâchis ne pénalise pas que les individus, mais aussi les petites structures comme les PME.
Qu’est-ce que cela dit de notre belle démocratie?
Cela rappelle que les choses les plus évidentes et légitimes, que le travail et les convictions de certains élus mais aussi qu’un projet utile et équilibré du Conseil fédéral ne trouvent plus de relais politique aujourd’hui à Berne.
Est-il quand même possible de redonner une chance à l’action collective en Suisse?
Au niveau du parlement, ce double refus d’entrée en matière enterre tout projet comparable pour de longues années. Je doute que le Conseil fédéral recommence l’exercice même si la lacune demeure. Pour lancer et faire passer une initiative populaire, cela demande beaucoup de moyens financiers et beaucoup de soutiens diversifiés à trouver. Et même si les enjeux sont manifestes, ce n’est pas le genre de thème qui suscite spontanément une telle mobilisation.
Désavouer ainsi le Conseil fédéral après avoir exigé et obtenu de lui de nombreux rapports complémentaires durant des années de tergiversations, cela donne l’impression aussi que le gouvernement suisse est en position de faiblesse face au parlement, non?
Ce que je trouve en tout cas sidérant dans le traitement de ce projet de loi, c’est que la commission ait osé demander autant de compléments d’information auprès de l’administration fédérale avant même d’entrer en matière. C’étaient de pures manœuvres dilatoires.
Cette opposition à la fois longue et sourde au concept d’action collective est-elle liée à la surreprésentation de juristes au parlement fédéral?
Je ne crois pas. D’ailleurs, parmi les rares frondeurs de la droite et du centre qui ont voté pour l’entrée en matière ou qui se sont abstenus se trouvent quelques juristes romands qui connaissaient le projet de la législature précédente. Et ce dossier n’était pas non plus une question de droite et de gauche. Un projet du Conseil fédéral n’est jamais gauchiste. Et puis la motion avait été adoptée par les deux Chambres, sans opposition. La réalité de cette lacune semblait alors évidente pour tous. De fait, plusieurs arguments en faveur de l’action collective sont en phase avec les visions de droite, comme celui de rendre le marché et la concurrence plus efficaces en favorisant les entreprises qui respectent les lois et non pas l’inverse.
Et pourtant la droite et le centre ont transformé ce qui semblait aller de soi en une procédure interminable, avec des demandes incongrues, qui ont coûté beaucoup d’argent. Dans un des rapports demandés par la majorité bourgeoise, l’administration fédérale a par exemple questionné plus de 800 entreprises suisses pour évaluer les risques qu’elles voyaient dans l’introduction de l’action collective. Résultat: aucun risque patent pour le monde économique suisse n’a été relevé. Mais ce rapport complémentaire n’a sans doute pas été lu. Et ce débat, qui n’était pas idéologique, l’est devenu avec des arguments totalement infondés.
Alors comment expliquez-vous ce sabordage presque sournois?
Je crois que la majorité parlementaire a suivi les directives entre autres d’Economiesuisse, qui représente surtout de grosses entreprises. Je suis connue comme une parlementaire nuancée écoutant des avis différents, mais là je n'ai pas entendu un argument probant contre ce projet. Et en plus d'une radicalisation du parlement, il y a avait à mon avis une méconnaissance forte du sujet.
Cet article a été publié initialement dans le n°39 de «L'illustré», paru en kiosque le 25 septembre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°39 de «L'illustré», paru en kiosque le 25 septembre 2025.