Est-ce de la responsabilité des entreprises de payer des salaires décents, c’est-à-dire qui couvrent le minimum vital? Non, si l’on en croit la déclaration, qui avait suscité la controverse, de Roland Müller, directeur de l’Union patronale suisse: «Un salaire décent n’est pas la responsabilité des employeurs», avait-il affirmé en mars, lors d’une audition devant la Commission de l’économie du Conseil national. «L'aide sociale doit pouvoir prendre le relais», avait-il ajouté.
Une déclaration d’une rare rudesse pour un représentant du patronat, qui avait fait fortement réagir la gauche et les syndicats, mais qui déplaît aussi à droite.
Contrat social «sapé»
Sollicité à nouveau sur cette question par Blick en juin, Roland Müller avait signé et persisté, critiquant vivement l’idée que les cantons fixent unilatéralement des salaires minimaux, comme l’ont fait Neuchâtel et Genève depuis 2017 et 2020. Une tendance qu’il n’aimerait clairement pas voir se généraliser en Suisse. «Certaines branches ne peuvent tout simplement pas se permettre de payer davantage leurs employés», s’était-il expliqué. «Des salaires minimaux trop élevés peuvent entraîner la disparition de certains emplois.»
Une vision du monde à laquelle s’oppose clairement Benoit Gaillard, député socialiste au Conseil national: «La Suisse est bâtie sur la valeur du travail, rappelle-t-il. Sur l’idée que quand on travaille à plein temps, on peut en vivre et nourrir sa famille. Remettre ça en question de manière aussi frontale, c’est une gifle symbolique pour tous ceux qui se lèvent tôt et font tourner le pays. Ce genre de déclarations sapent le contrat social», déplore l’élu qui, par ailleurs, co-dirige la communication de l’Union syndicale suisse.
Le contribuable paie pour l’entreprise
«C'est aussi une provocation pour tous les contribuables du pays, ajoute Benoît Gaillard, car qu'est-ce que cela signifie? Que l'aide sociale doit intervenir, c'est-à-dire nous tous, avec nos impôts, parce que les entreprises paient des salaires trop bas. Donc que nous subventionnons les bas salaires.»
Des économistes se montrent aussi critiques, à l’instar de Beat Burgenmeier, qui a dirigé le département d'économie politique de l’Université de Genève de 1989-1995: «Les représentants de l'économie suisse confondent libéralisme avec corporatisme, estime le professeur émérite d’économie. Ils délèguent la responsabilité individuelle à l'État au lieu de l'assumer eux-mêmes. Réclamer de surcroît moins d'impôts et moins d'État démasque leur incohérence par rapport aux principes fondateurs de notre ordre économique.»
Stéphane Garelli, professeur émérite à l’IMD et à l’Université de Lausanne, conteste le discours de Roland Müller à la fois sur le plan économique, social, et moral: «Je pense que beaucoup de chefs d’entreprise ne seraient pas d’accord. D’abord, sur le plan économique, cela ne tient pas la route. Car cela impliquerait que l’Etat subventionne les salaires des entreprises. Les mêmes entreprises qui disent que l’Etat doit réduire son intervention dans l’économie, et qui refusent les hausses d’impôts. Ce n’est pas logique.»
Responsabilité sociale bafouée
Au niveau social, Stéphane Garelli note que, dans le contexte suisse, «il existe une responsabilité sociale des entreprises, qui doivent assumer qu’à travers leur salaire, elles permettent aux gens de vivre correctement. A partir du moment où vous dites ‘ce n’est plus mon problème’, il y a un désengagement, qui n’est pas dans l’ADN de la Suisse», estime celui qui a fondé le Centre qui publie chaque année le Classement mondial de la compétitivité.
Enfin, le côté moral: «payer des gens pour travailler, tout en sachant qu’avec ce salaire ils ne peuvent pas vivre, et donc les sous-payer de manière délibérée, cela ne va pas, conclut Stéphane Garelli. Beaucoup de chefs d’entreprise considèrent que cela relève de leur responsabilité sociale de payer les gens décemment.»
Revers pour les salaires minimaux
En même temps que Roland Müller remettait en question l’idée de payer des salaires décents, le Parlement suisse portait un coup de boutoir important aux salaires minimaux adoptés à Genève et Neuchâtel, et qui étaient envisagés par d’autres cantons.
En ligne avec le lobbying du patronat, le Parlement a adopté, le 17 juin, la motion d’Erich Ettlin (Le Centre, OW). Celle-ci entraînera une modification de la loi fédérale, qui fera prévaloir les conventions collectives de travail (CCT) sur les lois cantonales fixant des salaires minimums légaux. La loi fédérale contredira ainsi les décisions antérieures du peuple dans les cantons où le salaire minimum était en vigueur, relèvent ses détracteurs, de même qu’elle affaiblira les prérogatives des cantons.
Benoît Gaillard ne cache pas sa déception: «Le Conseil national a décidé qu’il devait être possible de déroger aux salaires minimums cantonaux. Donc de baisser des salaires existants, à Genève ou Neuchâtel, et renvoyer les gens à l’aide sociale. Qu’on puisse faire cela dans la Suisse de 2025 est inquiétant.»
Pour Stéphane Garelli, «même si on privilégie la solution des CCT, on ne peut pas ne pas avoir un plancher salarial en-dessous duquel il est interdit d'aller. Et ce minimum doit être fixé par les cantons.»