L’immeuble du 85, rue de Genève n’est pas un fait divers: c’est une longue suite d’alertes qui a fini, après des années, par déboucher sur des arrestations. Avant lui, le concierge et l’ancien gérant avaient déjà été inculpés.
Si ces avancées judiciaires sont saluées, les habitants se demandent pourquoi il a fallu si longtemps pour que l’exécutif agisse avec la fermeté nécessaire. Fallait‑il que la situation dégénère à ce point? N’était‑il pas possible d’agir plus tôt, plus fort, et de protéger le quartier?
Une décennie d’alerte
Depuis plus d’une décennie, l’adresse fait parler d’elle. D’abord pour ses salons de prostitution. Ensuite, pour le trafic de drogue qui s’y est installé, à partir de 2019, avec son lot de nuisances, d’exploitation, et un climat d’impunité dénoncé à de multiples reprises par les riverains. Pour beaucoup d’habitants et d’élus, la Municipalité aurait pu – ou dû – intervenir plus tôt, plus fort, plus clairement.
Des signaux précoces, peu suivis d’effet: en 2014, les salons de massage sont fermés par les services de la sécurité publique, alors dirigés par l'actuel syndic de Lausanne, Grégoire Junod. Il se souvient de locaux «terribles», où «des chambres étaient divisées en quatre. Les rendements au mètre carré étaient délirants.»
Le socialiste poursuit cette mise en contexte: «A l’époque, la justice ne s’était pas intéressée à attaquer le propriétaire pour usure. Résultat, nous avons mis fin à la prostitution et à ses sous-locations abusives, mais petit à petit, un nouveau business illégal a trouvé sa place dans le bâtiment. Cela ne s'est pas fait du jour au lendemain.»
Nouveau gérant face à un passif lourd
La suite est connue. Dès 2019, un nouveau gérant prend les rênes du bâtiment. Selon l’actuel gestionnaire, c'est lui qui aurait permis au trafic de prospérer. Pour ce nouveau venu dans la saga de la rue de Genève, la Municipalité a envoyé des courriers, qui sont restées lettres mortes. «L’état locatif a été demandé, mais n’a jamais été transmis par le gérant», explique le gestionnaire, qui souhaite pour le moment rester anonyme, par crainte de représailles des personnes liées au trafic qu'il ne souhaite plus loger.
Après avoir fourni l'état locatif, soit la liste des occupants de l'immeuble, il a reçu un ultimatum de Grégoire Junod, que l'édile socialiste a annoncé au conseil municipal. «Je dois faire la mise en sécurité de tout le bâtiment pour le 1er octobre», confie le gestionnaire, qui a démarré d'importants travaux.
Il est catégorique: «Aucun bâtiment n’arrive à la cheville de celui-là en termes de problèmes, dans toute la Suisse.» Il imagine, à l'avenir, que la commission de la salubrité fera des contrôles de suivi. «La Municipalité est constamment derrière», indique-t-il.
Appel à la sévérité
Ce qu'il ne comprend pas, c'est pourquoi l'Exécutif n'a pas agi avant, voyant que ses demandes étaient ignorées par l'ancien gérant. «La Municipalité aurait dû être beaucoup plus stricte! J’aurais été plus sévère et moins tolérant. Mais ça, c'est moi, je ne suis pas chef de la Municipalité. Peut-être qu’ils ont voulu, mais n’ont pas pu.» Le gestionnaire, qui nous a emmené faire une visite de l'immeuble qu'il rénove, assure qu'il fera «tout ce qui est en son pouvoir» pour ouvrir un nouveau chapitre au 85.
Pour l’élue du Parti libéral-radical (PLR) au Conseil communal Mathilde Maillard, l'intervention des autorités en 2014 avait laissé espérer un retour à la normale. «A l’époque des salons de prostitution, le problème a été résolu. La Municipalité a raisonnablement pu s’attendre à ce que l’immeuble retrouve sa fonction première après leur fermeture.»
Ce que les élus savaient – ou auraient dû savoir
Mais l’élu écologiste Ilias Panchard estime que c'est justement parce que l'Exécutif avait déjà mis le doigt sur les problèmes de l'immeuble qu'il n'aurait pas dû lâcher l'affaire. «Il y a une responsabilité politique. J’aimerais comprendre comment la Municipalité n’aurait pas été au courant de ce qu’il se passait dans l’immeuble avant l’enquête du Ministère public, questionne le Vert. Lorsque nous, élus de milice, nous nous sommes penchés sur le dossier, nous en avons appris très vite beaucoup.»
Autre «porte d'entrée» possible vers un plus grand contrôle de la situation, la question de la salubrité revient souvent sur le tapis. En juin dernier, Ilias Panchard a déposé un postulat, demandant notamment à la Municipalité d'examiner une possible expropriation du bailleur. Une commission ad hoc, dont fait partie Mathilde Maillard, a été créée pour étudier la question.
Pour l'élue PLR, il y a eu «une lacune» pour tout ce qui concerne la salubrité. «L’Exécutif devait forcément avoir des informations sur ces questions-là. Et il a des prérogatives. L’ultimatum annoncé par le syndic aurait dû arriver il y a des années. Il y a clairement eu du retard sur ce volet.»
Pas si simple de vider un immeuble
Un avis que partage Ilias Panchard, qui rappelle que la commission de la salubrité peut se saisir d'elle-même et être mandatée par la Municipalité. Mais le syndic socialiste nuance ce que la Ville pouvait faire en amont. «A moins que l’immeuble représente un réel danger, on ne peut pas empêcher son occupation. Pour vider un bâtiment, il faut des problèmes très sérieux ou un danger direct pour les habitants. Lausanne compte plusieurs bâtiments qui ont de vieux circuits électriques, par exemple, et qui sont pourtant habitables et habités.»
Autre pierre d'achoppement, le fait de ne pas avoir plus tenu le propriétaire à l'oeil. «Les autorités savaient qu'il était problématique. La situation nécessitait une surveillance plus accrue, assure Mathilde Maillard. La commission de salubrité peut même aller faire des visites. Est-ce qu’on a fermé les yeux, et attendu la catastrophe pour réagir?»
Ilias Panchard abonde: «C’est possible que la Municipalité ait entrepris des actions, envoyé des courriers. Mais je trouve ça fou qu’il ait fallu attendre dix ans pour qu’un postulat soit débattu et entraîne une action concrète. L’exécutif aurait pu se saisir du dossier avec plus de force, créer une délégation pour suivre la situation de près.» L'élu fait au passage son mea-culpa, estimant qu'au Conseil communal, les élus ont aussi trop longtemps ignoré le sujet.
Une inaction confirmée par Mathilde Maillard, élue au législatif communal depuis 2021. «La première personne qui a alerté la Municipalité sur la rue de Genève est l'élu PLR Olivier Bloch en 2024, se rappelle-t-elle. Avant cela, quelqu'un a certainement loupé le coche au sein des autorités, puis tout le monde s'est renvoyé la balle.»
Une instruction qui change tout
Pour la présidente du PLR Lausanne, le Ministère public ne pouvait pas anticiper et contrôler le propriétaire «au cas où» il recommencerait. Mais le temps qu’il a fallu au Ministère public pour ouvrir une enquête questionne.
C'est véritablement le tournant dans cette affaire. «Ce qui a tout changé aujourd’hui, c’est l’engagement de la police et du ministère public qui s’est cette fois-ci enfin attaqué au propriétaire et non seulement aux activités illicites qui se déroulaient dans le bâtiment, salue le syndic. Je m’en réjouis et j’espère comme tout le monde que cela marquera un tournant. Le comportement du propriétaire est un scandale depuis trop longtemps.»
L'élu socialiste ajoute que les instruments légaux à disposition de la Municipalité sont «très faibles». Il développe: «Nommer un administrateur pour gérer le bâtiment si le gérant n'est pas jugé fiable n'est pas dans nos compétences, assure le socialiste. Nous ne sommes pas la bonne institution pour cela. Il a fallu que la justice s’en mêle pour que les choses puissent enfin changer.»
Pointer du doigt la Municipalité et son «inaction», c'est donc «se méprendre sur l'histoire et l'étendue des compétences communales», assure l'édile.
Au centre-ville, ça ne se serait jamais passé
Un argumentaire qui ne tient pas pour Ilias Panchard. L'élu écologiste reproche à la Municipalité de ne pas présenter de vision globale. «Pleins de cas prouvent que l'Exécutif a convoqué et échangé avec des acteurs privés pour des questions de vente et de rachat d'immeubles, en lien avec la salubrité ou non. C'est un peu facile de se cacher derrière la justice. Le Municipal Pierre-Antoine Hildbrand n'aurait peut-être même pas rencontré les habitants du quartier sans pression du législatif ou des médias.»
Pour le conseiller communal, une telle situation aurait été inimaginable dans le quartier de son enfance, Vinet. «Au centre-ville, si un immeuble avait été racheté pour devenir un lieu aussi problématique, vous pouvez être sûr qu’en quelques mois, les politiques se seraient mouillés sur le sujet, il y aurait eu pleins d’articles, une pétition, des postulats. Les choses n'auraient pas dégénéré à ce point.» Mathilde Maillard voit ça comme une spécialité lausannoise, où «la Municipalité abandonne des quartiers, parce qu’elle est dépassée et ne sait plus quoi faire».
L'ultimatum de Grégoire Junod demande au nouveau gestionnaire de remettre les locaux aux normes. «La suite dépendra du degré de satisfaction après l'inspection», indique l'édile. S'il s'agit d'un peu de moisissure sous une fenêtre, la commission de la salubrité ne pourra sans doute pas ordonner de retirer le permis d’habiter.
«Il va falloir sérieusement aller contrôler pour vérifier que les appartements sont bien dignes d’être reloués. La présence des agents de sécurité est aussi nécessaire. Et les autorités doivent faire leur travail», enjoint Mathilde Maillard.
Une enquête tentaculaire
L'enquête, qui concerne le propriétaire, l'ancien gérant, le concierge, mais aussi des occupants des lieux, est en cours. «J’incite le Ministère public à analyser l’ensemble des flux financiers, notamment provenant de l’exploitation de personnes précaires, pas uniquement du trafic de drogue», appelle Ilias Panchard de ses voeux.
Selon lui, une autre explication à ce nid de vipères réside dans les liens entre forces de l'ordre et propriétaire inculpé. «La police aurait longtemps été proche de la gérance du propriétaire, en les aidant notamment à procéder à un certain nombre d’expulsions qui n'étaient pas liées à l'enquête du Ministère public, ni au trafic, condamne l'écologiste. Des gens auraient été expulsés alors qu'on toquait à leur porte en hurlant 'police'. En ouvrant, sous pression, un membre des forces de l'ordre était effectivement là, mais accompagné d'un membre de la gérance.»