Le procureur général vaudois réagit au deal de rue à Lausanne
«Vous pouvez enfermer tous les dealers, cela ne règle rien»

La rue de Genève, symbole du deal à Lausanne, fait l’objet d’une vaste enquête et de premières arrestations. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps? Pour Blick, le procureur général Eric Kaltenrieder revient sur la façon dont la justice gère les affaires de stupéfiants.
Publié: 16:59 heures
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Dernière mise à jour: 17:17 heures
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La mission de la justice est aussi de «rendre» la rue aux habitants, estime le procureur général vaudois, Eric Kaltenrieder.
Photo: VALENTIN FLAURAUD
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Lucie FehlbaumJournaliste Blick

De récents développements dans l’enquête sur l’immeuble du 85, rue de Genève, à Lausanne, ont conduit à l’arrestation du propriétaire, du gérant et du concierge. Symbole du deal de rue et de la consommation à ciel ouvert, cet immeuble a marqué des habitants longtemps confrontés à l’insécurité, aux vols, à la prostitution et à l’insalubrité.

Ces habitants, regroupés en collectif, ont longtemps réclamé des réponses à la Municipalité. Restés dans le flou face à une répression jugée inefficace — dealers arrêtés puis relâchés, enquête perçue comme au point mort — ils attendaient des explications. Le procureur général vaudois, Eric Kaltenrieder, revient sur ce dossier, prend du recul sur la lutte contre les stupéfiants et clarifie le rôle du Ministère public. Interview.

Monsieur le Procureur général, on l’a entendu cette semaine: il serait plus facile de trouver de la cocaïne qu’une place de parc à Lausanne, où «l’impunité règne». Les trafiquants sont-ils vraiment impunis dans la capitale vaudoise?
Evidemment que non. Nous sommes très actifs dans la lutte contre le trafic de stupéfiants à Lausanne.

Vous avez mené une longue enquête qui a conduit à la mise en détention provisoire du propriétaire, du gérant et du concierge de l’immeuble du 85, rue de Genève. Est-ce que l’enquête est toujours en cours?
Oui. Ces arrestations s’inscrivent dans une série d’actions mises en œuvre par le Ministère public avec la police de Lausanne et l’appui de la police cantonale pour traiter tout un nombre de problématiques identifiées relevant du pénal en lien avec cet immeuble et favoriser le retour à une vie de quartier normalisée.

Pour beaucoup, l’équation était simple dans ce quartier: dealers identifiés = prison = problème réglé. Pourquoi ça ne marche pas si simplement?
On prononce une peine privative liberté en fonction de la gravité de l'infraction, également en fonction des antécédents de la personne concernée. Un dealer de rue qui se fait arrêter pour la première fois ne pourra en principe pas être condamné à une peine privative de liberté. Il sera plutôt condamné à une peine pécuniaire avec sursis. S'il récidive, il va s'exposer à une nouvelle peine qui peut le conduire en prison. En revanche, lorsqu’il s’agit d’un trafiquant qui manipule des quantités importantes, on ne parle plus de peine pécuniaire. Dès que la sanction dépasse six mois, il s’agit obligatoirement d’une peine de prison.

Cette image du dealer embarqué, qui passe une nuit en cellule puis réapparaît le lendemain dans la même rue, alimente la lassitude des habitants. Qu’en est-il vraiment?
Pour pouvoir placer quelqu'un en détention provisoire, il y a des conditions assez restrictives qui sont fixées par la loi. Il faut, si on schématise, que la personne présente soit un risque de récidive, soit un risque de fuite, soit ce qu'on appelle un risque de collusion, c'est-à-dire de perturber l'enquête, faire disparaître des preuves, aller parler avec des témoins pour essayer de les influencer. Et si aucune de ces trois conditions n'est réunie – une seule suffit —, on ne peut pas placer quelqu'un en détention provisoire. La personne, lorsqu'on a procédé à son audition, est donc relâchée.

Elle n'est condamnée à rien?
Bien sûr que si. Dans le canton de Vaud, nous avons le Ministère public STRADA. Ce sont des procureurs qui sont spécialisés notamment dans la lutte contre tout trafic de produits stupéfiants, du plus petit au gros commerce. Dans le cas de «petit deal», ces procureurs rendent généralement une ordonnance pénale immédiate sous 48 heures maximum. La personne inculpée repart avec sa condamnation, après parfois avoir passé une nuit au poste.

Quel rôle joue le manque de places en prison dans ces remises en liberté?
Par rapport aux mises en détention avant jugement, aucun. Si les conditions en sont réunies, la mise en détention provisoire est requise par le Ministère public. Il appartient ensuite au Tribunal des mesures de contraintes de l’ordonner ou pas. Et tant que les conditions en sont réunies, la personne est maintenue en détention. S’agissant de l’exécution des peines de prison après jugement, le Ministère public n'est pas concerné dans son action. C’est l’Office d’exécution des peines qui est alors compétent.

Pouvez-vous tout de même sanctionner efficacement si les prisons sont pleines?
La compétence du Ministère public concerne les peines de prison de six mois maximum, ou 180 jours-amende. Un procureur peut rendre une décision dans ce cadre. A partir du moment où vous dépassez cette compétence, la cause est renvoyée devant un tribunal, qui prononce la sanction. Nous faisons des propositions de peine, ce qu'on appelle les réquisitions, mais nous ne tranchons pas. Quant au manque de places, il n'est pas une problématique nouvelle, mais remonte à une trentaine d'années déjà. 

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L’activité «stup’» ne remplit pas les prisons
Eric Kaltenrieder, procureur général vaudois
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Mais n'a-t-elle pas empiré ces dernières années, avec l'augmentation du «petit trafic», bien plus présent aujourd'hui qu'il y a 30 ans?
Elle a empiré pour toute une série de phénomènes. On a d'abord, dans le canton de Vaud, vécu une évolution démographique importante, parmi les plus importantes de Suisse. Puis, nous avons connu le Printemps arabe, suite auquel malheureusement une série de délinquants sont venus chez nous. Certains ne sont pas repartis, alors qu'ils n'avaient pas de statut en Suisse. Cela pose donc des questions de politique migratoires au sens large. Hélas, certains de ces individus ont fait de la commission d’infractions leur métier. On parle beaucoup de trafic de stupéfiants, qui est une réalité, mais c'est pire en matière de cambriolage ou de brigandage.

Le trafic de stupéfiant est tout de même la principale préoccupation?
Non. L’activité «stup’» ne remplit pas les prisons. Sur le total des affaires traitées par le Ministère public vaudois, cela représente 14% au total des demandes de mise en détention provisoire en 2024. Au niveau du Ministère public STRADA, spécialisé dans le trafic de rue, les cambriolages, les brigandages – la criminalité dite sérielle – seules 24% des demandes de mise en détention concernent le trafic de stupéfiants.

Beaucoup de Vaudois touchés par le deal s'estiment laissés dans le flou et dénoncent un manque de transparence dans le cadre d’enquêtes. Est-ce que vous comprenez cette frustration?
Je peux entendre que pour les personnes directement concernées par cette perturbation du domaine public, quand le deal se passe au pied de leur immeuble, ça puisse être frustrant. Et désécurisant. Dans le canton de Vaud, le Ministère public a choisi d’être aussi transparent que possible sur son action, afin que les citoyens sachent ce qu’il fait. Cependant, l'autorité de poursuite pénale doit aussi respecter un principe cardinal, celui du secret de l'enquête.

Pourquoi est-ce si important de garder certains éléments secrets?
Trop de communication peut mettre en péril les opérations. Or, si elles échouent, les habitants n’y gagnent rien et les gros trafiquants, eux, passent entre les mailles du filet.

Qui doit endosser la responsabilité de rassurer la population?
Ce rôle revient plutôt aux autorités politiques ou à la police, qui peuvent annoncer par exemple qu’il y aura davantage de patrouilles visibles à certaines heures. Pendant ce temps, les enquêtes se poursuivent. 

La justice est régulièrement critiquée pour sa lenteur. Qu’en dites-vous?
Il faut distinguer deux types d’enquêtes en matière de stupéfiants: celles qui vont très vite, comme l’arrestation d’un dealer de rue qui peut être condamné en 24 ou 48 heures, et celles plus ambitieuses, parfois d’envergure internationale, qui concernent des filières transportant d’importantes quantités de drogue, souvent en provenance de France. Dans ces cas-là, il faut passer par des mesures d’instructions complexes, parfois par commissions rogatoires et l’entraide internationale, ce qui prend forcément plus de temps.

Concrètement, combien de temps faut-il pour qu’une affaire soit bouclée?
En 2024, environ 24’000 dossiers ont été traités par le Ministère public vaudois. Parmi eux, 67% l’ont été en moins de six mois, et 85% en moins d’un an. Bien sûr, pour la personne directement concernée, neuf mois peuvent paraître trop long, mais ces délais restent constants malgré une hausse de plus de 10% du nombre de nouvelles affaires en 2024, ce qui en dit long sur l’engagement des procureurs. La société se judiciarise de façon croissante. On attend de la justice pénale qu’elle règle aussi des conflits de voisinage ou de «buanderie». Or, cela ne doit pas être sa mission.

En matière de stupéfiants, faut-il concentrer les efforts sur les «gros poissons» qui alimentent le marché, ou sur les petits dealers visibles dans la rue?
L’un n’exclut pas l’autre. Les grandes enquêtes visent les filières d’approvisionnement, généralement en amont et non pas dans la rue. Ce sont elles qui alimentent les petits dealers, et les poursuivre permet de perturber l’offre. Mais on ne peut pas se limiter à cela. Pour les habitants qui vivent au quotidien avec le deal de rue, qu’ils constatent sur certaines places à Lausanne, Vevey ou Yverdon, il y a une vraie insécurité visuelle, une exaspération légitime. Là, avec la police, notre rôle est aussi de sécuriser l’espace public et, parfois, de réfléchir à des solutions pour déplacer ce phénomène hors de la rue — que ces échanges se fassent ailleurs, par exemple dans des appartements. Cela ne supprime pas définitivement le trafic, mais au moins cela contribue à redonner la rue à la population. 

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Vous pouvez enfermer tous les consommateurs, tous les dealers, cela ne règle rien. Sans soins, une personne toxicodépendante recommencera à consommer à sa sortie
Eric Kaltenrieder, procureur général vaudois
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La répression seule n’est donc pas la solution à tout?
La Suisse a une politique des quatre piliers: prévention, thérapie, réduction des risques et répression. La police et le Ministère public font leur part sur le volet répressif, mais il faut aussi travailler sur les autres axes. C’est indispensable face à des phénomènes comme le crack qui inquiète particulièrement dans le canton de Vaud.

Pour accepter cette politique des quatre piliers, ne faut-il pas déjà admettre qu’on ne réglera jamais totalement le problème de la consommation, et donc de la vente?
Il faut avoir l’ouverture d’esprit de reconnaître que ce problème ne disparaîtra jamais complètement. Il y aura toujours des consommateurs, et donc toujours une offre. Ce qu’il faut gérer, ce sont surtout les effets collatéraux de ces trafics et de ces consommations: la marginalisation des consommateurs, la dégradation de l’espace public, le sentiment d’insécurité. Cela ne veut pas dire qu’il faut considérer la situation comme une fatalité. Mais croire qu’il suffirait de mettre tout le monde en prison est une illusion. Vous pouvez enfermer tous les consommateurs, tous les dealers, cela ne règle rien. Sans soins, une personne toxicodépendante recommencera à consommer à sa sortie. Il faut continuer à développer ces trois autres piliers.

Avez-vous un rôle à jouer sur l’aspect médico-social de la prévention?
Pas directement. Le Ministère public n’a pas de compétence en matière de politique de santé. Mais nous pouvons être associés indirectement, notamment dans les projets liés aux espaces sécurisés de consommation. Cela permet d’avoir aussi un regard sur le terrain et de partager les constats issus de notre pratique. C’est utile, car cela nourrit la réflexion.

Peut-on vraiment croire à un monde sans consommateurs de drogue?
Il faut rappeler que le problème ne concerne pas uniquement les plus vulnérables que l’on voit consommer à ciel ouvert, souvent très atteints dans leur santé et nécessitant une aide médicale et sociale. Il y a aussi la consommation festive, le week-end, en soirée ou à domicile. Ces consommateurs ne sont pas forcément dépendants, mais ils font partie, eux aussi, de cette équation problématique. Ce sont des profils intéressants pour les trafiquants: des clients qui ont les moyens d’acheter régulièrement, voire en quantité, et qui peuvent aussi redistribuer dans leur cercle.

Lausanne teste la vente légale et encadrée de cannabis, propose des espaces de consommation sécurisés... Que peut-on faire de plus pour encadrer la consommation et limiter l’insécurité?
Certains cantons vont plus loin. A Berne, par exemple, un dispositif permet d’accompagner les consommateurs pour éviter qu’ils soient livrés aux dealers ou qu’ils consomment n’importe quoi, n’importe où. Cela permet de les protéger lors de périodes où ils sont particulièrement vulnérables, notamment la nuit. Ce programme n'est peut-être pas transposable tel quel, mais nous pouvons nous en inspirer. Il y a assurément de bonnes pratiques à tirer d'autres cantons.

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