Courses poursuites en voiture. Grands-mères qui ne sortent plus sans couteaux. Fellations contre de la drogue. Consommation de crack à ciel ouvert. Rats partout... On se croirait dans un roman contant la misère d'un bidonville colombien. Pourtant, ces scènes se déroulent à Lausanne, devenue «Défonce City», plus particulièrement autour de la rue de Genève 85. Elles rythment le quotidien cauchemardesque des riverains, à cinq minutes en bus du centre-ville — et bientôt à trois minutes en tramway.
Blick s'est rendu sur place. Nous avons discuté avec des dizaines d'habitants (excédés). Avec des mémés qui s'arment de bouilloires pour descendre, groupées, à la buanderie. La consommation de drogue dure, le harcèlement de rue et la violence nous ont sauté aux yeux. Au cœur du problème, un seul bâtiment, qui fait couler de l'encre depuis près de 20 ans. Jadis occupé par des salons de «massages» insalubres, il est aujourd’hui au cœur du trafic de drogue à Lausanne.
Unique sentiment des habitants? «Rien n'a changé. C'est même pire.» Lausanne a-t-elle laissé pourrir un quartier entier, impuissante face à un immeuble hors de contrôle? C’est ce que pensent les riverains. Thomas, habitant du quartier depuis onze ans, a été notre guide. Devenu la voix de ses voisins et le responsable de leur Collectif, il est aussi le seul à oser donner son prénom – les autres ont trop peur de représailles, notamment de la mafia nigériane qui tiendrait le trafic au 85. Thomas connaît chaque recoin du quartier, chaque cave forcée.
Il a collaboré pendant plus d’un an et demi avec l’Observatoire de la sécurité et des discriminations, un organe de la Municipalité de Lausanne. Il a minutieusement documenté l'avilissement de son lieu de vie. Résultat? Une rencontre sur le terrain avec les fonctionnaires. «On a l’impression de ne pas être pris au sérieux». Le décor est posé.
Harcèlement et agressions sexuelles
Première impression en arrivant à la hauteur du 85? Une sensation tenace d’être scrutée. Devant l’immeuble, un groupe d’hommes rassemblés, bière à la main, attendent. Dix mètres plus loin, deux autres se retournent à plusieurs reprises, s’arrêtent, baissent leurs lunettes de soleil pour mieux nous observer.
Les passantes sont régulièrement alpaguées et sifflées. «L'un d'entre eux me propose tout le temps de coucher avec moi, il me dit que ça ne sera pas long», souffle une habitante.
Penser sa tenue pour traverser le quartier
«J’ai dû adapter ma façon de m’habiller pour venir travailler, à cause du harcèlement de rue», confie Marlyse Audergon, élue Verte au conseil communal. Elle occupe un bureau situé à 100 mètres de la rue de Genève 85. En mars dernier, elle questionnait la Municipalité sur sa politique de réduction des risques dans le quartier, constatant une «très importante recrudescence de la consommation de drogues, de la prostitution ainsi que du deal de rue».
Une commerçante confirme l'impact du quartier sur ses recrutements. «Je n'engagerais pas de jeune vendeuse, affirme-t-elle. Je ne voudrais pas la laisser seule dans le magasin à la fermeture.» Et pareil la journée, lorsque des toxicomanes entrent dans la boutique. «Ça arrive souvent, bien sûr. Il faut les faire partir avec tact.»
Selon une source, certains d'entre eux, des «habitués», collaborent avec les commerçants. En échange d'un café, ils en délogent d'autres lorsqu'ils entrent dans les boutiques du quartier.
Drogue contre fellations
Le harcèlement de rue est doublé d'agressions sexuelles extrêmement graves. Elles concernent cette fois plutôt les personnes toxicodépendantes. «Une femme a été abusée au pied de nos immeubles, rapporte un habitant. Nous sommes descendus pour l'aider, mais elle a fui, elle ne voulait surtout pas que la police soit dépêchée sur place.»
Le bureau de l'élue Marlyse Audergon, situé dans les anciennes halles CFF, donne sur l'arrière du 85. Des dealers y sont postés. Quand certaines femmes toxicomanes n'ont pas d'argent, il arrive qu'elles échangent des services sexuels, notamment des fellations, contre une dose.
L'élue en a été témoin. «C’est une situation d’exploitation sexuelle profondément choquante, relève la conseillère communale. Et en face, il y a une garderie.» Sur ce terrain privé, les agents de la Ville ne peuvent pas directement intervenir.
Bagarres et couteaux
En pleine après-midi à la rue de Genève, nous croisons un homme qui déambule en maniant un couteau papillon. Il l'ouvre, joue à le faire tournoyer dans sa main tout en arpentant la rue.
Thomas en a vu d'autres. «J'ai assisté à une scène épique entre un toxicomane armé d'un sabre et la police. Les agents tenaient son arme le temps qu'il fume son crack, afin qu'il ne s'énerve pas.»
Des bagarres éclatent très souvent entre les consommateurs, mais aussi entre les vendeurs. «Je n'en peux plus des cris jusqu'à 5h du matin», soupire un voisin. «L'autre soir, des dealers se courraient après entre les voitures avec des tessons de bouteille. Puis ils se sont réconciliés et ont rigolé ensemble», évoque un autre.
Aux habitants de faire profil bas
A l’entrée du 85, une violente bagarre a éclaté l’an dernier, captée par les caméras de surveillance du bâtiment. On y voit un homme tenter de forcer l’entrée, gardée par deux autres individus. La porte finit par céder. Les hommes se ruent les uns sur les autres, l’un brandit un objet pointu et tente à plusieurs reprises de frapper l’un de ses adversaires. Deux d’entre eux finissent par prendre la fuite, avant que la vidéo ne s’interrompe.
Les habitants de la rue sont nombreux à assister aux débordements depuis leurs fenêtres. Ils appellent la police, mais sans grande conviction. «Les agents subissent ces nuisances tout autant que nous, mais l'outil répressif n'a pas d'impact sur la situation», regrette Thomas.
Faute de mieux, ce sont les riverains qui doivent faire profil bas. Des membres des forces de l’ordre ont recommandé à certains voisins de s’adapter. «On ne doit pas parler aux dealers, ne pas s’interposer quand ils se disputent, ne pas tenter d’entrer au 85… La responsabilité nous incombe. Une personne de référence d'un service social de la Ville nous a même dit d'aller distribuer des flyers informatifs sur les locaux d'injection aux personnes qui se piquent!»
Rodéos sur la chaussée
Surnommée par les voisins la «route de la mort», cette artère étroite serpente entre l’arrière de la rue de Genève et les nouveaux immeubles du bout de la rue de Sébeillon. Elle débouche sur le parking de l’ancienne halle CFF. «Un jour, quelqu’un va se faire faucher», redoute un riverain.
Sur cette voie, le code de la route semble optionnel. Plusieurs scènes s'y produisent: rodéos routiers «pour le fun», qui mettent en danger les enfants de la garderie située au bout de la voie. Mais aussi des courses-poursuites avec la police.
Le «drive» de la drogue
Sans oublier le «drive», option proposée au 85. «Les acheteurs débarquent à fond la caisse, s'arrêtent sur le côté de l'immeuble, et des personnes sortent par leurs fenêtres pour leur fournir des petits sacs», observe un voisin.
«Plusieurs enfants du quartier ont interdiction de passer par là», note Thomas. Mercredi soir, vers 23h, nous observons des scooters tourner sur le parking. «Tout le monde sait que cette route est problématique, donc certains amateurs viennent y faire des dérapages (plus ou moins) contrôlés», ajoute le responsable du Collectif d'habitants.
Vols à répétition
Lors de notre soirée à la rue de Genève, Thomas s'étonne du relatif calme qui règne. Pour lui, ce n'est pas habituel, et ça n'augure rien de bon.
Le lendemain nous prouve qu'il avait raison. «Un commerce a été cambriolé durant la nuit et les caves voisines ont été forcées pour la troisième fois en deux ans», nous dit-il, désabusé. Une source révèle que le cambrioleur a été arrêté. Il résiderait au 85, nous confie-t-elle. En plus des caves, les colis sont régulièrement dérobés dans les boîtes aux lettres.
Un peu plus tôt dans la journée, des policiers auraient enfoncé des portes d’appartements au bélier, toujours au 85, selon un riverain. «Après une descente, tout se calme. Mais ça ne dure jamais. Le cycle recommence, encore et encore», soupire Thomas.
Le gang des bouilloires
Dans les sous-sol de la rue de Genève, c’est devenu le Far West. Dans un immeuble voisin, des habitantes ont formé un «gang des bouilloires»: une manière de se défendre contre les toxicomanes qui squattent leurs buanderies, en descendant à plusieurs, munies de ces appareils comme armes de fortune.
Mercredi, en pleine journée, nous croisons une grand-mère qui ne sort plus sans sa lame pour aller à la Migros. Des voisins ont acheté des battes de baseball ou des sprays au poivre. «Certains m'ont confié leur envie de faire justice eux-même, en mettant tout en œuvre pour qu'un drame se produise. Ce serait pour eux une manière de faire bouger sérieusement les choses, quitte à prendre un coup de couteau. C'est dingue d'en arriver là, je suis découragé», s'inquiète Thomas.
Consommation à ciel ouvert
Voir des gens se piquer ou fumer du crack fait partie intégrante de la vie des voisins du rue de Genève 85. Ils connaissent certains consommateurs et leurs habitudes. Mercredi soir, nous croisons le chemin d'une jeune femme hagarde. «Elle va aller se piquer dans le local poubelle de l'Ecole des Métiers», indique un résidant. Et comme annoncé, elle s’engouffre dans le local, silhouette vacillante.
Du côté des nouveaux immeubles de la rue de Sébeillon, un papa a condamné la fenêtre de la chambre de son fils afin qu'il n'assiste pas à ces scènes choquantes. La propriétaire d'un magasin regrette cette ambiance peu propice à la vente. «On voit des gens préparer la drogue sur le trottoir devant nos magasins, ou dormir devant les immeubles.»
Un inconnu dans son salon
Dans les bâtiments voisins, les intrusions sont fréquentes. «Je me sens vraiment inquiète, raconte une résidente. L’autre soir, j’ai croisé un homme en train de se droguer dans les escaliers.» Une jeune femme, partie depuis, s’est un jour réveillée avec un inconnu endormi dans son salon. Une autre voisine a récemment confié à Thomas ne plus oser rentrer chez elle. Des toxicomanes campaient devant sa porte.
Il y a deux ans, après une avalanche de courriers, la Ville a fini par retirer les bancs installés au pied des immeubles, devenus le QG des addicts. Excédé par l’inaction, un habitant les avait déjà démontés et hérissés de vis et de câbles.
Insalubrité constante
La crasse n'est peut-être pas la priorité, mais elle contribue à la déprime ambiante. En effet, les poubelles en bas du 85 débordent. «Ils se font livrer des bières par palettes. Dans l'immeuble, il y a comme un magasin improvisé où on trouve de l'alcool et de la viande», révèle un voisin.
On croise aussi, dans tout le quartier, des matelas, des sous-vêtements souillés, des préservatifs, des excréments humains au sol. Et des pipes à crack bricolées, des bouts de canettes de bière découpées et brûlées – elles servent à chauffer et stériliser la drogue, nous explique Thomas, devenu expert malgré lui.
Autour des immeubles de la fin de la rue de Sébeillon, les architectes avaient placé des petits couloirs d'eau où les enfants jouent et pataugent. «Combien de fois a-t-on vu des drogués ensanglantés se laver dedans?», soupire le responsable du Collectif.
Le quartier pullule également de terriers de rats. «C'est dégradant, s'attriste une commerçante. Les déchets ne sont pas que du fait des consommateurs de drogue. Il y a aussi des vendeurs, qui boivent et jettent toutes leurs bouteilles et leurs canettes par terre.»
Grande précarité au 85
Toute la vie de la rue est impactée par cet immeuble du 85. Depuis plus de 20 ans, les nuisances ne disparaissent pas, elles mutent. Alors, que faire? Exproprier le bailleur de l'immeuble? Faire partir tout le monde? Ce n'est pas exactement ce que veulent les voisins.
«On n’a surtout pas envie de passer pour les extrémistes du quartier. Mais on a largement dépassé le stade des nuisances», avance Thomas. Pourquoi passerait-il pour un «extrémiste» en demandant le droit de vivre en paix? Parce que l'immeuble du 85 reposerait sur un système d'exploitation de personnes ultra-précaires.
La gérance en fait même la publicité lorsqu'elle cherche à louer des studios. Pas de papier, pas de fiche de salaire, pas de garantie? Pas de problème. L'immeuble serait subdivisé en de multiples chambres, auxquelles on n'accèderait qu'avec un code, «louées entre 1000 et 3000 francs par mois», rapporte une source. Il y aurait 200 personnes dans le bâtiment, dit-elle.
Deux mondes cohabiteraient au 85: d’un côté, les dealers, et de l'autre, des personnes sans-papier qui se retrouveraient prises dans les filets de la police lors de descentes.
Certaines associations affirment que les locataires sont majoritairement des personnes précaires, expulsées sans cadre légal. Les habitants présents toute l’année dressent un constat plus tranché: pour eux, la majorité de l’immeuble est occupée par des dealers. Les locataires sans lien avec le trafic sont minoritaires.
Un quartier qu'on «laisse pourrir»
Pour autant, la colère des habitants ne vise pas directement les vendeurs de drogue. L'un d'entre eux évoque de «pauvres gens, entassés les uns sur les autres, dans des conditions on ne peut plus déplorables». Il ajoute: «c'est l'absence totale de cadre des autorités qui mène à une micro-ghettoïsation».
En effet, les habitants en veulent plutôt au propriétaire et à la Municipalité d'avoir «laissé pourrir» le 85 et tout le quartier. L’arrivée de deux agents de sécurité engagés par la Ville a été l’une des rares mesures saluées. Leur présence visible fait du bien au quartier, disent les riverains.
Mais cela ne suffit pas. Lausanne a également déployé un poste de police mobile dans le secteur, censé permettre aux habitants de porter plainte. Or, la communication autour de ses horaires est jugée floue. «Je ne sais même pas s’il est encore là, s’étonne Thomas. Les horaires d’ouverture n’ont jamais été clairs. Et cette camionnette était présente le matin, quand les gens travaillent... Pas le week-end!»
Face à ce sentiment d’abandon, le Collectif réclame désormais un plan d’action ambitieux, une prise de responsabilité claire de tous les acteurs concernés, et un engagement politique à la hauteur de l’urgence. «On ne demande pas des miracles, juste que chacun assume ses responsabilités. Nous, on le fait», tonnent les voisins.
Aucune solution?
Dans le quartiers, les rumeurs se succèdent. La semaine dernière, les habitants, organisés en système de renseignement alternatif, s'échangeaient des messages. Quelque chose se passait. Expropriation? Reprise de la gérance par la Ville? Rien de tout cela, en réalité.
«Je peux vous confirmer que la Ville n'a ni racheté, ni repris la gérance de l'immeuble, infirme ainsi le Syndic de Lausanne, Grégoire Junod, à Blick. Nous le rachèterions s'il était à vendre, afin d'y mettre de l'ordre.» Mais il ne l'est pas. Et le droit vaudois n'offre aucun mécanisme pour priver un propriétaire de son bien immobilier. Même en cas de menace d'effondrement, seule la location pourrait être interdite. L’expropriation? Inenvisageable.
Et renforcer durablement la présence policière, contrôler en continu les toxicomanes, les dealers, toutes les personnes jugées suspectes? En réalité, cela ne changerait pas grand-chose. D’abord, parce que les ressources manquent. Ensuite, parce qu'après chaque descente, les problèmes s'apaisent, puis reviennent, selon un schéma bien connu des voisins.
En mai 2024, une opération de police musclée avait permis la saisie d'un kilo de cocaïne et l'interpellation de plusieurs personnes. Résultat? «Le mois d'après, les dealers étaient revenus», rapportent les habitants. Mais le problème ne s’arrête pas là: encore faut-il que la justice puisse suivre. Les prisons suisses sont pleines à craquer. Et le bracelet électronique? Inutile pour une partie des contrevenants, puisqu'il n’est accessible qu’à ceux qui ont un permis de séjour et un emploi.
Par ailleurs, le Collectif estime que la situation des toxicodépendants devrait être l'un des noyaux de la problématique du quartier. «Les services médico-sociaux pourraient s'impliquer davantage, estime Thomas. Faire intervenir des patrouilles de police pour des personnes qui se piquent, c'est comme couper la tête du ver. Or, mettre tout en œuvre pour les aider réglerait le problème beaucoup plus efficacement.»
Partir ou lutter
Le Ministère public mènerait actuellement une ou plusieurs enquêtes dans le quartier, mais aucune information ne filtre. Si ce n'est que chaque descente et arrestation dans l'immeuble du 85 découlerait de ces enquêtes de la justice.
Les habitants, de plus en plus persuadés d'être lâchés par la Ville, s'accrochent au soutien de certains élus. Le 24 juin, les Vert-e-s Marlyse Audergon et Ilias Panchard déposeront trois postulats au Conseil communal pour tenter de secouer le cocotier municipal.
Au fil des ans, beaucoup d'habitants sont partis. Thomas y réfléchit, mais il aimerait aller jusqu'au bout. Il n'a plus tellement foi en sa Municipalité, avec laquelle il a collaboré toutes ces années pour des changements qu'il n'a jamais vu. «Pourtant, je me rends compte que nos attentes sont assez simples. Nous souhaitons vivre en sécurité et de manière normale près de chez nous. Nous ne comprenons pas comment un seul immeuble peut être la source de tant de problèmes, depuis des années, avec toujours les mêmes obstacles juridiques.»