Jean-Claude Biver l'affirme
Trump a assommé la Suisse de tarifs et elle l'a peut-être cherché

Alors que la taxe de 39% imposée sur les exportations suisses vers les Etats-Unis est actée, le patriarche de l’horlogerie suisse Jean-Claude Biver se livre en exclusivité.
Publié: 06:07 heures
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Selon Jean-Claude Biver, le gouvernement a négocié avec Donald Trump en affichant une attitude de perdant.
Photo: Darrin Vanselow
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Antoine Hürlimann
L'Illustré

Passionné et passionnant. A 75 ans, Jean-Claude Biver n’a rien perdu de son incroyable énergie ni de son sens de la formule. Le patriarche de l’horlogerie suisse – il a accroché à son cadran Audemars Piguet, Omega, Blancpain ainsi que LVMH avec TAG Heuer, Hublot et Zenith – nous reçoit chaleureusement dans son manoir de La Tour-de-Peilz (VD) dont le sublime parc fait face aux montagnes et surplombe le Léman.

Malgré une légionellose, une polyarthrite rhumatoïde et une chute à vélo qui a failli lui ôter la mémoire, celui qui se consacre désormais à sa marque familiale JC Biver a toujours la poignée de main ferme et l’esprit vif. Alors que la Suisse retient son souffle après que les Etats-Unis lui ont infligé 39% de droits de douane, l’homme d’affaires bat le tambour et livre une véritable leçon entrepreneuriale et de courage. Après avoir tancé le Conseil fédéral et son «attitude de perdant» dans les négociations avec le gouvernement de Donald Trump, il rassure quant à sa santé. Interview intime.

Jean-Claude Biver, quels seront les impacts des 39% de droits de douane imposés par les Etats-Unis?
Dans un premier temps, ils seront très importants au niveau des chiffres purement commerciaux ainsi qu’au niveau de l’emploi. Il appartiendra à chaque entreprise de gérer au mieux la situation de l’emploi, car c’est là où se situe le plus grand risque. Chacun devra savoir faire des efforts, voire des sacrifices. Il est capital de garder le facteur humain en tête: si on licencie huit personnes, on ne fait pas huit victimes, mais vingt! Quand quelqu’un est mis au chômage, c’est toute sa famille et tous ses proches qui sont touchés. Et puis, une perte d’emplois entraîne aussi une perte de compétence et une perte de savoir-faire.

Faire bouger les 39%

A vous entendre, on comprend que vous déconseillez cette stratégie que certains pourraient qualifier de court-termiste.
Absolument. Agir ainsi, c’est faire la bêtise de ne pas penser à l’après. C’est risquer de se retrouver sans compétence et la peau sur les os une fois la crise terminée. Car celle que nous traversons finira par se terminer, comme toutes les autres!

Les conséquences concrètes de la crise restent à ce jour bien abstraites... Pouvez-vous regarder dans votre boule de cristal pour nous et chiffrer l’impact humain?
(Il sourit.) C’est difficile à faire. Pour continuer dans l’abstrait, je ne pense pas que ces 39% resteront. Je suis bien évidemment déçu du résultat obtenu par le Conseil fédéral. Mais je crois que la Suisse mérite un meilleur traitement que de figurer au quatrième rang mondial des économies les plus taxées par Washington. Cela tient aussi à ma nature d’éternel optimiste: je suis convaincu que nous pourrons faire bouger ce chiffre.

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Si on licencie huit personnes, on ne fait pas huit victimes, mais vingt!
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Peut-être. Mais, dans l’immédiat, comment va réagir l’industrie horlogère au coup de massue?
C’est la grande question. Regardons le passé. Que ce soit durant la crise du quartz dans les années 1970 ou pendant la pandémie de covid, tout le monde croyait que l’industrie était morte et enterrée. La réalité? C’était à chaque fois une renaissance. La crise vient de commencer et je peux d’ores et déjà vous affirmer que ma branche, l’horlogerie de luxe, résiste incroyablement bien. Quant au métier en tant que tel, il n’est, à mes yeux, pas en danger. A condition, toutefois, que l’on fasse les bons choix.

Ces bons choix, quels sont-ils?
Investir! Doper la créativité et innover! Vous savez comment Swatch a surmonté les embûches? En faisant de la technologie et du marketing. Pas en faisant des économies! C’est d’ailleurs ce que je dirai à mes gens pour les rassurer (sa marque familiale JC Biver emploie une trentaine de personnes, ndlr): investir quand tous les autres désinvestissent est déjà une raison suffisante en soi. Mais je veux m’approprier cette crise, la transformer en mon alliée et en sortir plus fort!

D’où tenez-vous cet esprit de fonceur?
De mes parents. Je n’y suis pour rien, j’ai toujours été un chanceux. La vie est profondément injuste: là où certains naissent dans une famille précaire avec des parents alcooliques ou violents, j’ai vu le jour chez les privilégiés. J’en suis conscient. Je garde une chose à l’esprit: quand c’est facile, tout le monde peut réussir. Y compris dans les affaires.

Jean-Claude Biver a eu des soucis de santé ces dernières années.

Dans d’autres sphères de la vie également?
C’est valable à tous les niveaux. Plus jeune, je faisais beaucoup de sport. Tandis que ma femme embarquait en voiture les enfants et les skis pour monter au chalet à Verbier, je partais de La Tour-de-Peilz à vélo pour les rejoindre. Souvent, quand j’entrais dans la plaine du Rhône, un vent de dos me propulsait. Alors que je n’ai jamais été rien d’autre qu’un amateur, je pouvais pédaler à 40 km/h de moyenne. Arrivé à Martigny, c’était une autre histoire... Il faut monter, on ramasse un vent de face, il commence à faire froid et les quatre gaillards doublés plus tôt à plat vous rattrapent pour finalement vous mettre cinq minutes dans les dents à l’arrivée. Si on tient bon, c’est dans l’adversité qu’on se révèle.

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C’est une immense claque qui doit nous servir de leçon
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En clair, ce que vous dites, c’est «Pas de panique, bombez le torse et tout ira bien»?
Ce que je dis, c’est qu’il y aura bel et bien des difficultés, mais qu’il faut les affronter avec l’envie de les surmonter.

On doit les tourments qui débutent à Donald Trump. Que vous inspire-t-il?
Des sentiments ambivalents. Sur certaines questions, il peut m’inspirer du courage. Sur d’autres, de la peur. Il annonce parfois des choses étonnantes et ne semble pas toujours respecter la parole donnée. Peut-être est-ce avant tout sa stratégie de négociation?

Une attitude de perdant

A ce propos, vous qui avez l’habitude des négociations, estimez-vous que le Conseil fédéral – Karin Keller-Sutter et Guy Parmelin en tête – s’est lancé dans le bras de fer avec la bonne attitude?
Je sais seulement qu’on ne peut pas négocier en ayant une attitude de perdant. Il faut être et rester positif. Sinon, il vaut mieux renoncer aux discussions.

Pour vous, le Conseil fédéral n’a même pas su être digne et positif?
Il faut toujours se méfier des choses exprimées par Donald Trump, mais quand il a avancé en parlant de Karin Keller-Sutter que «la dame était très gentille, mais qu’elle n’écoute pas», cela m’a rappelé certains fournisseurs ou partenaires prétentieux que j’ai moi-même pu pratiquer. Je me suis dit: «Nous sommes en train de payer notre suffisance tout helvétique.» C’est une immense claque, une humiliation infligée le jour de la Fête nationale, qui doit nous servir de leçon.

Parlons franchement: le miracle suisse est-il terminé?
Non! C’est vrai, il n’y a plus beaucoup d’éthique nulle part. Dans le sport, les affaires ou encore dans la politique. Les choses se détériorent, c’est indéniable et je le déplore. Mais la Suisse reste au-dessus de la mêlée. Prenons l’exemple de la sécurité. Le niveau a baissé dans notre pays, mais il est encore pire ailleurs.

Vous vous êtes retiré de vos fonctions opérationnelles chez LVMH il y a sept ans en raison de soucis de santé. Comment allez-vous aujourd’hui?
Bien. Je fais une heure de montée à vélo par jour, sans compter la redescente. J’ai pas mal pratiqué le marathon dans ma jeunesse et cela n’a pas été sans conséquences pour mes articulations. Regardez (il remonte son short et montre des cicatrices): j’ai un nouveau genou et une nouvelle hanche, je suis comme neuf!

Et vos affaires avec votre marque JC Biver, se portent-elles aussi bien que vous?
Tout à fait! Je suis mon seul actionnaire et je m’éclate. Avec ma collection, dont les montres vont de 80'000 francs à 1 million de francs, je fais uniquement ce qui nous fait réellement plaisir et nous passionne, mon fils Pierre et moi. Notre obsession? Le souci des choses qui ne se voient pas. Maîtriser l’invisible. C’est cela, l’art et le vrai luxe.

Un article de «L'illustré» n°34

Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025.

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