«On doit davantage investir pour notre propre intérêt»
La Suisse dépense trop peu pour la sécurité, l’Europe s’impatiente

La Suisse augmente ses dépenses militaires. Mais c'est loin d'être suffisant, note Daniel Möckli, expert en sécurité à l'EPFZ. La Suisse doit redéfinir son rôle dans une situation mondiale changeante, alors que l'Europe s'impatiente. Interview.
Publié: 30.05.2025 à 13:23 heures
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«L'Europe a besoin d'une réassurance», selon Daniel Möckli, expert en sécurité de l'EPFZ.
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Peter Johannes Meier

Daniel Möckli, les Etats-Unis, fortement endettés, ne veulent plus financer la sécurité militaire de l'Europe. De nombreux pays injecteront à l'avenir des centaines de milliards dans le réarmement. Qu'est-ce qui nous attend?
Les dividendes de la paix après la chute du mur de Berlin en 1989 sont épuisés. La Suisse devra, elle aussi, dépenser davantage pour l'armement. Et pour ces trois raisons: premièrement, la Russie s'arme massivement depuis la guerre contre l'Ukraine, tandis que l'OTAN veut dissuader Moscou avec son propre armement de pointe. Deuxièmement, la crédibilité de la garantie de sécurité américaine pour l'Europe, dont la Suisse a également profité depuis la Seconde Guerre mondiale, a diminué. Nous ne savons pas exactement ce que Donald Trump a l'intention de faire, mais l'Europe a besoin d'une réassurance. Troisièmement, le monde entier est pris dans l'engrenage de la politique de puissance. Les conflits armés sont nettement plus nombreux. S'y ajoutent d'autres actions hostiles comme le sabotage, les cyberattaques et la désinformation.

De telles menaces n'ont pas encore pénétré dans notre quotidien. Sommes-nous trop naïfs? Ou les risques sont-ils exagérés?
La situation sécuritaire s'est clairement détériorée. Mais la question de savoir si la Russie attaquerait effectivement un pays de l'OTAN reste une spéculation. L'Europe fait aujourd'hui un peu penser à un village gaulois, à un îlot de liberté, de démocratie et d'Etat de droit. Mais toutes ces valeurs sont menacées de l'extérieur, et pas seulement par la Russie. Pour les défendre, il faut que la population soit prête à dépenser de l'argent pour un réarmement coordonné. De l'argent qui manquera ailleurs. Nous ne devrions pas l'occulter. Si l'on s'arme par exemple trop au détriment de l'Etat social, les partis protestataires deviendront encore plus forts… ce sera un exercice d'équilibre.

Vous insistez sur le fait que le réarmement doit être coordonné. Qui entre en ligne de compte pour cette coordination?
L'Europe est en train de se réorganiser. Des solutions pragmatiques se dessinent. Pour l'instant, l'OTAN est certes irremplaçable pour la composante militaire et l'UE devrait gagner en importance dans la coordination des acquisitions d'armement et du développement industriel. Mais les coopérations bilatérales et régionales prennent de l'importance, y compris avec des «pays tiers» comme la Grande-Bretagne, la Norvège, la Turquie ou la Suisse. L'aspect pragmatique réside dans le fait que les Etats et les institutions sont assis ensemble autour de la table et qu'il y a moins de concurrence. Les formats flexibles vont gagner en importance.

Pensez-vous à la «coalition des bonnes volontés» qui, sous la direction de la France, de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne, veut soutenir l'Ukraine?
Le soutien à l'Ukraine est certainement une piste importante. Mais il s'agit aussi d'initiatives visant à renforcer la défense européenne. Là aussi, je vois une tendance à plus de flexibilité dans la forme de la coopération. Il y aura sans doute des coalitions les plus diverses, également en fonction du domaine thématique.

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Les restrictions à l'exportation sur le matériel de guerre, aujourd'hui strictes et incompréhensibles pour l'étranger, sont un gros problème pour l'industrie nationale
Daniel Möckli, expert à l'EPFZ
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Cela ne ressemble pas à une stratégie de défense européenne tangible.
L'impression n'est pas fausse. Mais l'Europe doit désormais s'orienter vers ce qui est faisable et nécessaire. Les différents pays de l'UE ont des priorités très différentes pour faire face aux menaces. Le principe de l'unanimité et des processus fastidieux bloquent l'UE sur la question de la défense. Cela ouvre des opportunités pour des pays comme la Suisse de faire valoir leurs atouts pour la sécurité de l'Europe.

Quels sont les atouts de la Suisse?
Nous avons un grand savoir-faire et une certaine expérience dans la conception et la mise en œuvre de cessez-le-feu. Cette contribution à la paix pourrait jouer un rôle dans le conflit ukrainien. Mais je vois aussi des opportunités dans le domaine de l'armement. Outre les capacités existantes comme la défense aérienne et la fabrication de munitions, la Suisse est très bien placée dans le domaine de la technologie des drones. L'EPFZ, mais aussi des entreprises privées, sont très innovantes dans ce domaine. Et les drones jouent un rôle de plus en plus important dans la conduite de la guerre. Comme arme, mais aussi pour la collecte d'informations. Et ce dernier point ne gagne pas seulement en importance dans la guerre.

La Suisse doit-elle développer sa propre industrie d'armement?
Elle a le potentiel de devenir plus autonome dans un domaine clé et de développer en même temps des compétences technologiques demandées au niveau international. De tels atouts sont importants dans le cadre des transferts internationaux d'armement. Pour une industrie d'armement propre, il est toutefois décisif que les pays tiers achètent également nos produits. Les restrictions à l'exportation concernant la loi sur le matériel de guerre, aujourd'hui strictes et incompréhensibles pour l'étranger, sont un gros problème pour l'industrie nationale. Le Conseil fédéral a donc raison de demander une plus grande marge de manœuvre. Dans le cas contraire, la Suisse, en tant que productrice d'armement, sera négligée par ses clients actuels.

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Si la Suisse se montre plus solidaire avec l'Europe, elle pourra davantage compter sur des partenaires fiables en cas de crise
Daniel Möckli, expert à l'EPFZ
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La Suisse veut augmenter ses dépenses militaires à long terme à 1% du produit intérieur brut, contre 0,7% aujourd'hui. La moyenne européenne est déjà d'environ 2% et va encore être augmentée. Des politiciens étrangers ont déjà critiqué la Suisse en la qualifiant de profiteuse et de parasite. A juste titre?
Il faut tout d'abord dire que la Suisse est plus conservatrice dans ses calculs que d'autres Etats. Cela commence par le fait qu'elle n'indique que partiellement les frais de personnel dans ce quota. Mais on ne peut pas le nier: les dépenses de défense sont comparativement faibles. D'importantes voix internationales, qui sont pourtant bien disposées à l'égard de la Suisse, se montrent de plus en plus irritées. La Suisse devra sans doute investir davantage dans son propre intérêt. Si elle se montre plus solidaire avec l'Europe, elle pourra davantage compter sur des partenaires fiables en cas de crise. Ceux-ci deviennent plus importants dans le monde rude et confus d'aujourd'hui. D'ailleurs, il y a aussi des domaines dans lesquels la Suisse se différencie: elle a encore un service militaire obligatoire.

Mais la Suisse manque aussi de soldats. Et le problème du personnel va s'aggraver.
Oui, il y a le problème démographique. A cela s'ajoute le changement de valeurs. Nous n'avons en effet qu'une «obligation relative de servir». Environ un tiers des jeunes hommes sont aujourd'hui considérés comme inaptes au service. Et ceux qui ne veulent pas faire de service militaire pour des raisons de conscience peuvent effectuer un service civil de remplacement. Le service militaire obligatoire doit donc être renégocié au niveau politique. La question de l'obligation de servir pour les femmes devrait également devenir un sujet de discussion. Le Danemark vient de l'introduire. Ce n'est pas parce qu'on dépense plus d'argent pour les armes qu'on a une armée capable de se défendre.

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