La scène se passe en 2012, dans le salon d’un grand hôtel à Bruxelles. Le commandant de corps André Blattmann, alors chef de l’armée suisse, a répondu à l’invitation de ses pairs de l’OTAN, la très puissance Organisation du Traité de l’Atlantique Nord dont la Confédération ne fait pas partie. Sujet de son exposé? La conscription à la mode helvétique et le fonctionnement de l’armée de milice.
Discrètement, mais sûrement, les généraux européens présents esquissent tous un sourire. La conscription? Eux ne veulent pas en entendre parler. Tous, ou presque, ont réussi à s’en débarrasser, pour adopter le modèle de l’armée «professionnelle». Courageux, le commandant de corps Blattmann poursuit son exposé devant les visages incrédules des officiers supérieurs de l’OTAN. Or l’avenir lui a, treize ans plus tard, très largement donné raison.
Le service militaire «à la Suisse» ? Même l’Allemagne y pense. «Nous ne pourrons probablement pas nous contenter du système actuel de volontariat. Nous aurons besoin d’éléments supplémentaires dans le cadre du service militaire obligatoire» vient d’expliquer le Chancelier conservateur Friedrich Merz lors d’un événement organisé à l’occasion de la «Journée de l’industrie» à Berlin.
5% du PIB pour la défense
Sa déclaration, pile avant le sommet de l’OTAN de La Haye lors duquel tous les pays – membres ont accepté de consacrer 5% de leur produit intérieur brut (PIB) à leur défense d’ici 2035, a aussitôt été relayée par son ministre de la Défense social-démocrate, Boris Pistorius. Ce dernier prépare un projet de loi visant à rendre le service militaire plus attrayant, tout en prévoyant des mécanismes pour la réintroduction éventuelle du service militaire obligatoire si le nombre de volontaires diminue.
L’Allemagne a suspendu la conscription en 2011, quinze ans après la France. En 1996, sitôt élu président de la République, Jacques Chirac avait acté le changement de modèle d’armée. Finis les conscrits, trop chers à entretenir et à former. Place à la professionnalisation et à la technologie. Sauf qu’aujourd’hui, l’exemple de la guerre en Ukraine montre qu’un pays attaqué ne peut pas résister sans mobiliser l’ensemble de sa population. L’heure n’est plus aux corps expéditionnaires, composé de militaires professionnels envoyés pour faire la «police» en Afrique ou dans des pays lointains. «Le service militaire comme outil de cohésion sociale, et comme rempart face à l’ennemi: tout cela redevient d’actualité» avec Poutine et Trump juge le Général français Jérôme Pellistrandi, directeur de la revue Défense Nationale.
Trump et le cocotier militaire
Donald Trump a secoué le cocotier militaire. Sur le plan financier, son exigence d’une forte augmentation des dépenses de défense de la part de ses alliés vient d’obtenir une réponse à La Haye. Seule l’Espagne résiste encore à l’appel. Les 30 autres pays membres européens de l’alliance se sont engagés à consacrer d’ici 2035 l’équivalent de 3,5% de leur PIB aux dépenses strictement militaires, et 1,5% aux infrastructures indispensables en cas de conflit. Mais Trump a aussi fait bouger les lignes en insistant sur la force, sur le rôle joué par les militaires dans son pays (alors qu’une bonne partie de l’État-major le déteste). Une première parade militaire a eu lieu le 14 juin à Washington. «Trump, comme Poutine, nous obligent à repenser la façon de mieux mobiliser et d’impliquer la population, en particulier la jeunesse» souligne une source militaire française dans les colonnes de L’Express.
La Suisse comme modèle? Non, mais… L’ancienne présidente de la Lituanie, Dalia Grybauskaite, n’écarte pas un retour à la conscription milicienne. «Chaque pays doit réfléchir à la meilleure manière de former des conscrits, et de rapprocher son armée du peuple insistait-elle récemment lors d’un forum à Bruxelles sur les questions de défense. Le système suisse a le mérite de nourrir le mythe de la «nation en armes». C’est très utile pour décourager les ennemis potentiels».
L’exemple suédois
La Suède est revenue en 2017 sur sa décision d’abandonner le service militaire obligatoire. Cinq ans plus tard, le pays scandinave a délaissé sa neutralité, tout comme la Finlande voisine, pour intégrer l’OTAN après l’assaut de la Russie sur l’Ukraine. La Lettonie a aussi relancé la conscription, tout comme la Croatie ou la Serbie. Le Danemark, que Donald Trump a dans son collimateur à propos du Groenland, a quadruplé la durée sous les drapeaux pour ses jeunes: de 4 à 11 mois. En Lettonie, un tirage au sort est organisé si le nombre de volontaires ne suffit pas à combler les postes disponibles dans l’armée.
Les jeunes femmes sont concernées. Elles effectuent désormais leur service militaire en Suède, en Norvège, en Autriche, en Finlande, et la Grèce comme Chypre ont promis de les intégrer. Alors, vive la conscription? Le Général Dominique Trinquand est l’auteur de «D’un monde à l’autre» (Ed. Robert Laffont). Il est souvent interrogé dans les médias et échange régulièrement avec Blick: «Même à l’OTAN, tous ceux qui pensent au service militaire pensent à la Suisse reconnaît-il. Psychologiquement, l’armée helvétique est celle qui correspond à la posture nécessaire dans ces temps troublés: la préoccupation sécuritaire pénètre dans chaque famille».
Prêtes à se défendre
L’ancien officier Guillaume Ancel vient, lui, de publier «Petites leçons sur la guerre» (Ed. Autrement). Il renchérit. «En France, on parle du lien armée-nation. On peut utiliser d’autres expressions, mais au fond, c’est cela le socle. Dans la jungle mondiale actuelle, les pays qui se défendront le mieux sont ceux qui savent allier les moyens performants, la volonté et la discipline collective» Et de conclure: «L’OTAN est une sorte de mirage. La technologie peut abattre un ennemi ou protéger de ses attaques, comme on vient de le voir en Iran. Mais une alliance n’est dissuasive que si toutes les populations des pays alliés sont, ensemble, prêtes à se défendre».