Dans sa maison en campagne genevoise, Bertrand Kiefer semble bien loin de l'effervescence urbaine et technologique. Là où il reçoit, il n'y a qu'à observer les hautes herbes de son jardin à travers la fenêtre, pour voir que ce médecin, théologien et éthicien aime laisser la nature reprendre le dessus.
Pourtant, Betrand Kiefer s'intéresse aussi grandement à l'intelligence artificielle (IA) et à la manière dont elle pourrait impacter notre monde. Cette dernière constitue d'ailleurs l'un de ses sujets de prédilection, lorsqu'il écrit des articles en tant que rédacteur en chef de la «Revue médicale suisse».
Le vendredi 12 mai, Blick est allé à la rencontre de ce penseur suisse. Spoiler alert: selon lui, l'IA pourrait bien nous rendre tous et toutes un peu plus bêtes. Interview.
Bertrand Kiefer, on le voit dans votre demeure: l’intelligence artificielle est présente un peu partout. Même si vous vous trouvez dans un petit havre de paix.
Bien sûr. On voit à quel point en 30 ans, nous, les humains, nous sommes totalement hybridés à l’intelligence artificielle. On sait de moins en moins qui l'on est sans elle. Elle est présente partout, dans quantité d'objets. Par exemple, le smartphone est une IA qui influence continuellement notre mode de pensée. Internet fonctionne aussi avec des IA. Tout comme les réseaux sociaux. Nous sommes dans une sorte de coévolution avec cette technologie.
Vous utilisez la notion d’hybridation. L’intelligence artificielle va-t-elle finir par prendre le dessus sur l’humain?
Je ne crois pas que l’IA va prendre le pouvoir sur l’humain. En fait, le principal problème, c’est plutôt que nous nous soumettions à la machine. Vis-à-vis d’elle, on peut se sentir misérable, dévalorisé. Elle nous imite, nous en sommes fascinés et nous avons tendance à abandonner ce qui nous distingue d’elle.
L'intelligence artificielle peut donc paraitre parfois humaine. Qu’est-ce qui la différencie intrinsèquement de l’humain, au juste?
L’IA est une intelligence qui excelle dans le domaine de la performance, la capacité de calculer. Son efficience est stupéfiante. L’humain peut de ce fait se sentir menacé. Mais ce qui fait de nous des êtres humains, ce sont toutes sortes de valeurs et notions qui ne sont pas de l’ordre de l’intelligence. Par exemple, l’amour, l’empathie, le désir, le plaisir, mais aussi la violence ou la peur de la finitude et de la mort. Les IA ne peuvent pas réellement comprendre ce qui se joue, là. Et c’est précisément pour cela qu'elles ne pourront jamais totalement nous remplacer.
Mais l’intelligence artificielle peut tout de même nous affecter.
Oui. La vraie question – bien avant celle de se demander si l’IA prendra le pouvoir sur les humains – c’est de prendre conscience du pouvoir qu’elle a déjà pris sur nous. Comment? En transformant nos façons de penser, de créer, d’écrire. C’est le cas, par exemple, avec ChatGPT. Si je devais résumer tout cela, je dirais que, certes, l’IA va devenir de plus en plus intelligente. Mais aussi que l’humain risque de devenir de plus en plus bête et de moins en moins humain.
De moins en moins humain? Dans quel sens?
L’humain a tendance à laisser tomber ce qui lui est propre, sa capacité de décider, ses valeurs, ses manières d’être ensemble. Un des grands dangers de l’IA, c'est qu’elle organise la vie humaine selon ses propres standards. Car l’IA uniformise, atténue les différences et a tendance à nous placer dans un système normatif. Pourtant, ce qui fait de nous des êtres humains est aussi la différence, la diversité et la singularité. Et nous devrions aimer cela.
Si l’humain devient «plus bête et moins humain», que pourrait-il se produire?
Notre capacité de raisonner ne va pas disparaître, mais elle risque de s’appauvrir. Nous la garderons toutefois dans le cadre de notre vie de tous les jours, car l’IA n'est pas capable de nous remplacer dans l’intime des situations humaines et relationnelles. Certes, cet abêtissement pourrait aussi affecter nos choix de vie ou nos valeurs, mais nous n’y sommes pas encore. Je pense néanmoins que nous sommes à un moment charnière de l’histoire de l’humanité. Avec deux questions majeures : la question du climat – et de la durabilité – et la question de l’IA.
Justement, comment envisager le futur de l’humanité? En cohabitation avec les intelligences artificielles?
Comme c’est parti, et je le mentionnais au début de notre échange, nous sommes dans une coévolution avec l’intelligence artificielle. Il faut qu’elle se fasse vers quelque chose qui a du sens, qui respecte les différences. L’enjeu n’est pas de s’en détacher complètement, puisque nous y sommes hybridés. Mais il faut que nous gardions les rênes. Et que la créature ne l’emporte pas sur le créateur.