Renaud de Planta, ancien associé de la banque Pictet et membre du conseil de banque de la BNS, quitte Genève pour s’installer en Italie, où il bénéficiera d’un régime fiscal bien plus avantageux. Selon le journal «24 heures», cette décision lui permettrait de profiter d’un forfait fiscal négocié avec les autorités italiennes, très inférieur à ce qu’il paierait à Genève, où la charge fiscale sur les grandes fortunes est particulièrement élevée.
Ce départ fait d’autant plus de bruit que Renaud de Planta est lui-même le fondateur de la Fondation pour l’attractivité de Genève (FLAG), dont la mission est justement de renforcer le rayonnement du canton en matière de qualité de vie, de fiscalité et d’infrastructures. L’annonce d’un exil fiscal de la part de celui qui incarnait publiquement la défense de la place genevoise suscite ainsi de nombreuses réactions, entre embarras et colère.
Pour mieux comprendre les conséquences de ce départ et ce qu’il dit de l’état actuel de la fiscalité à Genève, nous avons posé quelques questions à Mauro Poggia, conseiller aux États (MCG) et ancien conseiller d’État genevois, fin connaisseur des équilibres politiques et fiscaux du canton.
Que vous inspire le départ de Renaud de Planta vers l’Italie pour raisons fiscales?
On est tous un peu interloqués par ce genre de décision, surtout médiatisée – je me suis dit, soit c’est un inconscient, soit c’est un calculateur. En tant que banquier, je pars de l’idée que c’est plutôt le second. Il a dû faire deux colonnes, une «pour», une «contre». Dans la colonne des inconvénients, il a dû mettre tout le dégât d'image pour lui, pour sa famille, la banque dont il fait partie, et Genève qu’il prétendait défendre. Je ne suis pas sûr que les gens garderont ce nom de famille dans les mémoires si ce n'est pour dire «c'est celui qui a quitté Genève pour payer moins d’impôts». Il a quand même dû trouver que ça valait la peine de quitter une ville qui avait contribué à sa fortune.
Que répondez-vous à ceux qui dénoncent l’hypocrisie des ultra-riches, qui profitent des infrastructures et du prestige suisse, mais fuient dès qu’on leur demande de contribuer davantage?
On peut facilement tomber dans le «tous pourris», souligner que les riches n’ont que leurs intérêts en tête. Mais il y a une réflexion plus large à mener. Je ne l’ai pas lue dans la bouche des représentants libéraux-radicaux qui ont de la complaisance, presque de la jouissance à montrer que l’un des leurs souligne par ses actes les efforts à faire par Genève en matière de fiscalité. La gloire d’un lanceur d’alerte en quelque sorte.
Peut-on vraiment reprocher à ceux qui partent d’agir comme la Suisse l’a souvent fait elle-même?
C'est vrai, on peut cracher sur ces «Etats voyous» qui font du dumping fiscal, mais nous en somme un pour certains. Nos forfaits fiscaux pour les étrangers font que certaines personnes fortunées quittent leurs pays pour s’installer chez nous. Maintenant, l’Italie est-elle suffisamment sûre à terme? Va-t-il y avoir un retour? Dans ce cas-là, nous devrions mettre en place une imposition rétroactive, sous déduction de ce qui a déjà été payé ailleurs.
Les fortunes ne risquent-elles pas de quitter la Suisse pour de bon?
Il n’y a pas plus mobile qu’un riche. Nous devons tenir compte de cette mobilité opportuniste – si on quitte le pays par opportunisme, pourquoi n’utiliserions-nous pas le même instrument? Nous pourrions mettre en place une rétroactivité sur les cinq dernières années par exemple, sous déduction de ce qui a été payé à l’étranger. Il faut montrer clairement qu’on ne peut pas faire du cherry-picking fiscal sans en supporter les conséquences. Quant à l’envie de revenir, cela dépend du pays choisi. Il y a d’autres raisons d’aimer l’Italie que les forfaits fiscaux. Je ne sais pas si c’est le cas de ceux qui se sont établis à Dubaï, et qui ont aujourd’hui très envie de rentrer.
Face à des départs comme celui de Renaud de Planta, faut-il assouplir notre fiscalité pour retenir les riches, ou rester droit dans ses bottes?
La solution est plus nuancée. Il ne faut pas faire de l’aplaventrisme face au pouvoir de l’argent, même si l'on comprend bien que l'on ne fait rien sans argent, et surtout pas de politique sociale. Mais ce nivellement par le bas n'est pas sain et même dangereux à terme.
L’initiative des Jeunes socialistes sur les successions au-delà de 50 millions est-elle une bonne réponse?
La proposition des Jeunes socialistes ne va pas du tout améliorer la situation. Les gens concernés doivent attendre la votation populaire pour connaître leur avenir. Une fois qu'elle a eu lieu, c’est trop tard. Donc, soit ils s’en vont maintenant, soit ils ne viennent pas en amont. C’est la négation même de ce qu’il faut faire. Nous devrions plutôt réfléchir à un allègement de l’impôt sur la fortune pour tous, sachant que les plus riches, contribuent à notre économie autrement.
Pensez-vous que l’impôt sur la fortune, tel qu’il existe actuellement, est viable?
On peut l'optimiser. Même la France y a renoncé pour la fortune mobilière. L’idée de base est bonne, mais il faudrait que tous les pays s’accordent sur une fiscalité généralisée, ce qui n’arrivera jamais. Un pays refusera toujours d’y adhérer, ce qui permettra toujours l’évasion fiscale. Alors autant l’alléger.
Comment Genève peut-elle encore défendre sa souveraineté fiscale face à la concurrence de pays comme l’Italie ou la Grèce?
C’est un aveu d’échec. Mais la Suisse, ce n’est pas que des impôts. C’est autre chose. Il faut continuer à mettre cela en avant. Genève est aussi une place internationale, les gens viennent ici pour une sécurité, une qualité de vie, pour laquelle il faut continuer à se battre. Et certainement pas en imitant les autres villes européennes avec des mendiants qui dorment à même le sol ou qui tendent la main aux feux rouges.
Attirer les riches avec des conditions de vie, en somme?
On dit que lorsqu’on s’expatrie pour le travail, il faut que son conjoint et ses enfants se sentent bien dans le pays d’accueil choisi. La qualité des écoles et des services doivent être à la hauteur et la famille, épanouie. Ça pèse dans la balance. Il y a quand même une attractivité à Genève qui est indéniable. La qualité de vie est réelle: nous avons un lac merveilleux, des montagnes à quelques kilomètres. Tout cela remplit la colonne des avantages.
Le président d’une fondation pour l’attractivité de Genève qui part vivre ailleurs, ce n’est pas un peu fort?
C’est un comportement irrespectueux à l’égard d’un pays qui a fait sa richesse. On ne peut pas l’accepter, et si Monsieur de Planta veut donner des leçons de fiscalité à la Suisse, qu’il s’engage en politique. Mais évidemment, ça rapporte moins.
Peut-il encore siéger au conseil de banque de la BNS dans ces conditions?
J’espère que les actionnaires de la banque le remercieront sans délai. Ce serait inconcevable qu’une personne vivant à l’étranger siège au conseil de notre banque nationale. Si j’y étais, je lui dirais de prendre ses jetons et de les mettre à la Banque populaire de Toscane. D’ailleurs, s’il continue d’exercer des activités à Genève, je compte sur notre Administration fiscale pour s’en apercevoir.
Au-delà du cas individuel, ce départ ne révèle-t-il pas un déséquilibre plus profond dans notre système fiscal?
La décision de Monsieur de Planta est un électrochoc, mais il me fera pleurer une autre fois. Je suis beaucoup plus préoccupé par les classes moyennes supérieures, pour qui l’impôt est confiscatoire. Elles regardent ce qu’elles ont dans le portemonnaie à la fin du mois. Je doute qu’il en fasse de même. Pour la classe moyenne, il faut travailler cette colonne des avantages.
C’est-à-dire?
Quand vous mettez 1h30 pour traverser Genève à cause des bouchons, quand on vous chicane pour un problème administratif, l’attractivité n’augmente pas. Il faut améliorer cela.
Et que fait la droite pour améliorer ce climat?
Elle dit qu’elle fait tout, mais critique surtout la gauche, en particulier la gauche-bobo en Ville de Genève qui fait passer des réformes sur le plan cantonal. Mais si les villes sont de gauche en Suisse c'est qu'elles attirent davantage la pauvreté que les campagnes. C’est bien cette pauvreté qu’il faut combattre! A force de prendre des décisions qui font disparaître la classe moyenne, on renforce une classe sociale dans laquelle il n’y a plus que le désarroi d’être pauvre. Or, la classe moyenne est le ciment d’une société, c’est elle qui a quelque chose à perdre, mais aussi quelque chose à gagner. Aujourd’hui, on sent les signes d’une paupérisation de la population. Les gens ont moins cette conscience de l’intérêt commun général. Je serai bien le dernier à leur reprocher cela. Comme disait saint Augustin: «Il faut un minimum d’aisance pour cultiver la vertu.»
Ne pourrions-nous pas améliorer notre aisance collective en proposant les mêmes forfaits offerts par nos voisins?
Il y aura toujours un effet de seuil. Et puis, à partir de quelle somme détermine-t-on la possibilité d’être soumis à un forfait? Il faut parfois faire des choix de société lourds, en termes de moralité. Ce que fait Monsieur de Planta n’est pas très glorieux, mais ce n’est pas une raison de nous mettre à genoux pour le faire rester. Quand quelqu’un paie un impôt, il doit avoir le sentiment d’en avoir pour son argent. La paix sociale, elle, n’a pas de prix. Si vous payez peu d’impôts, mais devez être escorté en permanence pour ne pas risquer un enlèvement contre rançon, comme le vivent certains pays, peut-on vraiment parler de qualité de vie?