Crise au sommet du DADN
Le cas Valérie Dittli, révélateur d’un système qui ne forme pas ses ministres

Sous pression, Valérie Dittli perd les membres de son Etat-major les uns après les autres. En toile de fond, un dysfonctionnement plus vaste: en Suisse romande, les conseillers d’Etat prennent leurs fonctions sans formation au management.
Publié: 06:04 heures
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A la tête d’un département en crise, Valérie Dittli illustre malgré elle une faille institutionnelle.
Photo: KEYSTONE
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

Départs en série, arrêts maladie, climat anxiogène: depuis plusieurs mois, le Secrétariat général du Département de l’agriculture, de la durabilité, du climat et du numérique (DADN) (anciennement Département des finances et de l’agriculture) dirigé par Valérie Dittli, traverse une crise profonde. Une enquête publiée récemment par Blick révèle les dysfonctionnements internes, les tensions récurrentes et l’isolement progressif de la conseillère d’Etat vaudoise.

Au-delà du cas individuel, cette situation soulève une question plus large, systémique: celle de la formation managériale – ou plutôt de son absence – pour les membres des gouvernements cantonaux. Car si les élus arrivent souvent avec un bagage politique ou technique, rien ne les prépare formellement à la gestion d’une administration complexe, au pilotage d’équipes ou à l’exercice du leadership institutionnel.

Ils ne gouvernent jamais seuls

Un connaisseur de la politique vaudoise ne mâchait pas ses mots dans l’enquête de Blick: «Je suis abasourdi par l’amateurisme qui règne parfois au sein du Conseil d’Etat, notamment dans la façon dont les ministres managent leurs équipes. Je suis sidéré par leur difficulté à se réinventer, à faire preuve de courage et à envisager d’autres manières de faire.» 

Dans les faits, un conseiller d’Etat ne gouverne pas seul. Son rôle: fixer une ligne, incarner des choix, porter une vision. Mais pour que cette vision prenne forme, il lui faut une chose essentielle: une administration qui suit. Ce sont les cadres – secrétaires généraux, chefs de service, directions – qui traduisent l’intention politique en action concrète.

C’est précisément à l’interface entre pilotage politique et gestion opérationnelle que les compétences managériales deviennent décisives: savoir écouter, coordonner, instaurer un climat de confiance, arbitrer des conflits, valoriser l’expertise interne. Sans ces aptitudes, le risque est grand que la relation entre l’élu et son administration se dégrade, avec à la clé un fonctionnement en silo, des tensions internes et des décisions mal appliquées. Et in fine une situation explosive.

Des pratiques cantonales très inégales

Or, en Suisse romande, la formation des conseillers d’Etat nouvellement élus relève encore largement du bricolage institutionnel. D’un canton à l’autre, les pratiques varient, sans cadre harmonisé, ni standard minimum. Alors que certains cantons, comme le Jura, amorcent une réflexion ambitieuse sur la professionnalisation des élus, d’autres continuent de s’en remettre à la seule expérience individuelle ou à la bonne volonté des personnes fraîchement élues.

Le canton du Valais n’impose aucune formation managériale à ses élus. Ceux-ci peuvent, s’ils le souhaitent, se perfectionner dans les domaines de leur choix, mais cela reste à l’initiative individuelle. Idem, dans les cantons de Vaud et Neuchâtel: pas de formation automatiquement prévue. Libre à chaque élu de se former s’il le souhaite.

A Fribourg, aucun volet managérial structuré n’est intégré, même si le soutien de la Chancellerie reste disponible tout au long de la législature. A Genève, malgré les conclusions du rapport de l'ancien juge fédéral Jean Fonjallaz en 2021 – qui recommandait d’instaurer une formation obligatoire pour tout nouveau membre du Conseil d’Etat après les problèmes de gouvernance constatés au sein du département de Pierre Maudet – on se contente d’une simple «sensibilisation quant aux devoirs et règles de l'Etat employeur.» Rien de plus.

Après la crise au département de Maudet, un rapport recommandait des cours de sensibilisation au management pour les nouveaux élus.
Photo: KEYSTONE

Le Jura fait figure d’exception: à partir de 2026, il proposera un parcours complet aux nouveaux élus. Des modules collectifs obligatoires — leadership, gestion de crise, négociation, communication — et un accompagnement individuel sur mesure. L’objectif est clair: offrir un socle de compétences commun aux élus face à des missions toujours plus complexes.

La formation des élus? Un serpent de mer

Pour David Giauque, professeur à l'Institut de hautes études en administration publique de l'Université de Lausanne (IDHEAP), l’absence de formation managériale des élus est un serpent de mer. «Cela fait très longtemps que la question est à l’agenda politique et administratif, mais c’est un sujet délicat à traiter, car on ne peut pas forcer un élu à se former – surtout s’il n’en voit pas l’intérêt...»

Selon lui, une approche plus volontariste, fondée sur la prise de conscience de ses propres limites et compétences, serait plus efficace. Or, c’est là que le bât blesse: beaucoup de nouveaux élus «ont un certain narcissisme, peu de conscience de leurs lacunes et une vision erronée de leur rôle managérial.» Et d’ajouter: «certain(e)s arrivent en poste sans culture institutionnelle, parfois même sans comprendre ce qu’est concrètement une politique publique.»

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Certains élus veulent à tout prix marquer leur passage, laisser une trace indélébile dans leur département. C’est le meilleur moyen de se planter.
David Giauque, professeur à l'IDHEAP
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Pire encore, certains considèrent l’administration comme un adversaire à dompter, alors qu’elle est, selon David Giauque, «la ressource la plus précieuse dont dispose un conseiller d’Etat.» Résultat: les relations entre exécutif et administration deviennent parfois ouvertement toxiques, au détriment du pilotage des politiques publiques. 

«Quand on arrive en poste, il est essentiel de construire sur les acquis et non de faire table rase du passé, affirme le politologue. Certains élus veulent à tout prix marquer leur passage, laisser une trace indélébile dans leur département. C’est le meilleur moyen de se planter.»

Le leadership, ça s’apprend

La capacité d’un individu à créer les conditions de la collaboration, à influencer et à diriger un groupe ou une organisation vers l’atteinte d’objectifs communs n’est pas innée. «Le leadership s’apprend», tranche David Giauque. Et de citer l’existence d’une ribambelle de cours pour mieux saisir les dynamiques de groupe, les facteurs de motivation, les enjeux communicationnels. Des formations, proposées notamment à l’IDHEAP. «On y voit des syndics, des présidentes de communes, mais pas d’élus cantonaux», déplore le professeur.

Et en filigrane, de relever aussi, les limites du système de milice cher à la politique suisse. «Ce système peut perdurer, à condition que les élus soient conscients de leurs limites en termes de compétences. La milice exige de la modestie. On peut apprendre sur le tas, mais il faut être prêt à déléguer, à faire confiance à ceux – mieux formés – qui savent.»

Interrogé sur le cas de Valérie Dittli, le politologue estime que c’est un exemple de ce qui peut arriver lorsqu’un élu, jeune et peu expérimenté, se coupe de son administration. « Elle s’est mise à dos une partie de son secrétariat général, puis a cherché des soutiens à l’extérieur – politiques, lobbys… Mais ce sont les gens en interne qui font tourner la machine.» Résultat: isolement, tensions internes, et crise de gouvernance. «C’est regrettable pour elle, mais même dans son propre camp, certains commencent à prendre leurs distances.»

Complexification des missions et des enjeux

Si François Gonin, ancien chef de projet de la politique RH à la Ville de Lausanne et expert en développement humain et organisationnel, partage une partie de ce constat, il tient à rappeler l’environnement extrêmement complexe dans lequel évoluent aujourd’hui les conseillers d’Etat.

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Le problème n’est pas d’abord que les élus soient jeunes ou inexpérimentés. Le problème, c’est lorsqu’ils croient pouvoir ou devoir tout faire seuls.
François Gonin, ancien chef de projet de la politique RH à la Ville de Lausanne
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«Les attentes ont explosé ces dernières années: il faut tout savoir, tout gérer, tout incarner – et répondre dans les deux heures. La pression médiatique, politique et institutionnelle est permanente. Même les plus aguerris peuvent craquer.»

Longtemps engagé dans le recrutement de cadres supérieurs, il se souvient de chefs de service venus du privé, parfois de grandes entreprises, «et qui tous, sans exception, ont été sidérés par la complexité et la difficulté du management dans le secteur public». Procédures légales, pression politique, multiplicité des parties prenantes: «Le niveau d’exigence est immense.»

Face à cette évolution, François Gonin plaide pour un recentrage sur les fondamentaux du leadership public: «C’est définir une vision et inspirer ses équipes. C’est créer les conditions de la coopération. C’est écouter, ajuster, reconnaître ses limites.» Et de conclure: «Le problème n’est pas d’abord que les élus soient jeunes ou inexpérimentés. Le problème, c’est lorsqu’ils croient pouvoir ou devoir tout faire seuls. »

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