On peut imaginer qu’après des décennies passées à braver vents et tempêtes, main dans la main, un couple devient quasiment immunisé contre le divorce. Bien que romantique, cette idée est complètement erronée, hélas. Aux États-Unis, les ruptures touchant les plus de 60 ans deviennent même si fréquentes qu’on parle de grey divorce, soit de «divorce gris».
Une étude américaine souligne même que les séparations sont désormais plus nombreuses chez les quinquagénaires et sexagénaires que chez les plus jeunes. En effet, Outre-Atlantique, environ 36% des divorces touchent actuellement des personnes âgées de plus de 50 ans, contre seulement 8,7% en 1990.
Le phénomène se vérifie également en Suisse, d’après les chiffres recensés par l’Office fédéral de la statistique (OFS) entre 1970 et 2024: alors que 77 divorces ont touché des couples de même sexe âgés de 60 ans en 2000, ce total atteint le nombre de 381 en 2024. Pour les couples âgés de 50 ans, 241 divorces ont été comptabilisés en 2000, contre 504 en 2024… soit plus du double!
«Je reçois énormément de personnes dans ces âges-là, qui se questionnent quant à une éventuelle séparation», confirme Laurence Dispaux, psychothérapeute, thérapeute de couple et sexologue, autrice du «Désir dans le couple» aux éditions La Musardine. Encore faut-il comprendre les raisons de ces ruptures, surtout après une vie passée à deux: pourquoi l’envie de se séparer intervient-elle à ce moment-là, et pas avant?
Le syndrome du nid vide
En vérité, le fait qu’un divorce soit conclu après la cinquantaine ne signifie pas que les années précédentes s’apparentaient à une parfaite idylle. D’après notre intervenante, le départ des enfants, devenus adultes, est un facteur prédominant, qui confronte les individus aux réalités de leur union:
«Bon nombre de personnes sont plutôt dans l’optique de rester ensemble, malgré les insatisfactions, tant que les enfants n’ont pas quitté la maison, constate-t-elle. La perception sociale, l’idéal familial qu’on s’était créé et le rythme de vie quotidien sont difficiles à lâcher, sans oublier la volonté de passer un maximum de temps avec les enfants, avant qu’ils ne grandissent. Or, dès que le nid se vide, on se retrouve nez à nez avec un ou une partenaire dont on s’est progressivement éloigné au fil du temps, et les différences qu’on a tolérées jusqu’ici deviennent flagrantes.»
En effet, les routines quotidiennes mouvementées, caractéristiques d’une vie de famille, peuvent reléguer les problèmes de couple à l’arrière-plan, par manque de temps ou d’énergie: «Souvent, l’un des partenaires réalise que la relation bat de l’aile, que le couple est en train de s’éloigner, poursuit la psychothérapeute. Il ou elle tire alors la sonnette d’alarme, mais n’est pas forcément entendu, et le quotidien reprend le dessus. Puis, lorsque les enfants deviennent indépendants, la personne s’autorise à mettre le problème sur la table et admet qu’elle n’en peut plus.»
Les femmes sont plus nombreuses à partir
Par ailleurs, l’étude américaine, notamment citée par la BBC, souligne que les femmes sexagénaires sont plus nombreuses à claquer la porte en premier. Excédées par une vie dédiée au soin de leur famille et libérées d’un vétuste tabou entourant le divorce, elles découvrent un besoin de penser à elles-mêmes:
«L’hypothèse selon laquelle les femmes sont plus nombreuses à partir peut tenir, acquiesce Laurence Dispaux. Lorsqu’une femme de cette génération voit ses enfants quitter le nid, après avoir eu le sentiment de porter une grande partie des responsabilités du foyer durant des décennies, elle peut ressentir l’envie de penser à son propre bonheur. Et, parfois, celui-ci passe par le fait de penser uniquement à ses besoins, à elle seule, et d’être à son propre service plutôt que de rester à l’écoute de tout le monde.»
Notre intervenante souligne également le rallongement de l’espérance de vie, si bien que l’arrivée à la retraite peut marquer le début d’un tout nouveau chapitre débordant de possibilités: «Automatiquement, on se demande avec qui on souhaite vivre ce chapitre-là. Si l’homme de cette génération-là a trouvé beaucoup d’épanouissement dans son travail, la retraite risque plutôt de s’apparenter à un deuil. Les femmes, en revanche, perçoivent souvent les possibilités qui s’offrent à elles, comme une chance de devenir plus individualistes pour la première fois de leurs vies.»
Les hommes souffrent plus du célibat
Une étude suisse réalisée en 2025 rappelle en effet que les personnes mariées, et particulièrement les hommes, vivent plus longtemps. Laurence Dispaux estime, elle aussi, que la santé des hommes bénéficie généralement davantage du fait d’être en couple que celles des femmes, au moment de la retraite:
«Dans cette génération, les femmes sont souvent responsables de la vie sociale du couple. On se rend compte qu’un homme séparé souffrira davantage de solitude, à ce moment de sa vie. De même, sachant que les femmes maintiennent souvent le lien avec les petits-enfants, un homme séparé peut se sentir un peu mis en retrait. Ce sont elles, aussi, qui s’occupent généralement de prendre rendez-vous chez le médecin et inciter leurs conjoints à en faire autant; après une séparation, ce conjoint risque de moins consulter.»
Pour rappel, le nombre de suicides recule dans toutes les catégories d’âge, en Suisse, sauf pour les hommes âgés de plus de 75 ans. Et la solitude est l’un des facteurs mis en cause.
«Les femmes craignent aussi la solitude, bien sûr, mais se perçoivent comme indépendantes et savent qu’elles peuvent compter sur leurs propres ressources, tempère la psychothérapeute. Elles ont travaillé davantage que leurs mamans et se sentent peut-être libérées du stigma qui entourait auparavant le divorce.»
Serrer les dents pour le bien des enfants
À noter que les tableaux de l’OFS relèvent un nombre de divorces conclus à partir de 70 ans est extrêmement faible (souvent moins de 10 par an) jusqu’en 1980 environ. Pour les personnes âgées de 80 ans et plus, le nombre stagne autour de zéro, pour décoller petit à petit aux alentours de 2000. Rappelons qu’un large tabou longtemps entouré le divorce, alors que le mariage constituait plutôt une obligation sociale, notamment pour les femmes. Aujourd’hui, la balance tend à s’inverser, sachant que le nombre de mariages chute sensiblement, en Suisse.
Or, même en l’absence de tabous ou de pressions sociales, la situation se complexifie lorsqu’on a des enfants: «Certains couples plus jeunes divorcent plus rapidement si la relation ne fonctionne plus, en se disant que leurs enfants préfèreront voir des parents épanouis que malheureux, analyse Laurence Dispaux. J’ai aussi l’impression que les jeunes hommes d’aujourd’hui valorisent énormément leur rôle de père: ils accordent tellement d’importance à leur vie de famille qu’ils pourraient rester uniquement pour elle. Mais tout dépend évidemment des histoires personnelles de chacun.»
Notre experte souligne toutefois que tout dépend des circonstances et de notre manière de percevoir la relation de nos parents, qu’ils soient ensemble ou séparés:
«Dans certains cas, une rupture peut aboutir sur une tranche de vie heureuse. Mais le divorce n’est pas une solution à tout, pointe-t-elle. Je rencontre de nombreux couples qui, même après 50 ou 60 ans, fournissent beaucoup d’efforts pour sauver leur couple et parviennent à reconstruire une communication et une sexualité très satisfaisantes. Il vaut mieux en parler, demander de l’aide, plutôt que de s’obliger à rester en serrant les dents.»