Jean-Marc Jancovici fait le point sur le climat
«Pour l'économie de marché, la nature n’a pas de prix, pas de valeur»

L’événement écologique de l’année en Suisse, ce fut l’ensevelissement du village de Blatten le 28 mai. Une preuve de plus que la planète devient de moins en moins habitable. Faisons le point avec l’ingénieur, professeur et conférencier français Jean-Marc Jancovici.
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Jean-Marc Jancovici est un ingénieur, professeur et conférencier français.
Photo: VALENTIN FLAURAUD
Philippe Clot
Philippe Clot
L'Illustré

La langue de bois, ce n’est pas son genre. Il n’est ni de droite, ni de gauche. La seule distinction politique qui lui semble pertinente aujourd’hui, c’est celle qui sépare «ceux qui ont compris qu’il y a un monde fini et ceux qui continuent de croire que la croissance infinie est possible».

A 63 ans, Jean-Marc Jancovici continue d’asséner ses quatre vérités climatiques au grand public comme aux leaders d’un monde qui n’en finit pas de se réchauffer en espérant que la réalité scientifique finira par s’imposer.

Vous plaidez pour une économie planifiée afin de respecter enfin les limites de notre planète. C’est audacieux en ces temps de capitalisme et de libéralisme tout-puissants...
Attention, je ne veux pas d’une économie totalitaire. Il ne s’agit pas que l’Etat mette son nez partout. Mais il faut bien constater que les règles du jeu qui encadrent l’économie de marché ne sont pas suffisamment pertinentes pour nous garder sur le chemin d’une économie tenant compte spontanément des limites supportables pour la biosphère. L’économie de marché ne peut pas tenir compte de ces limites car, pour elle, la nature n’a pas de prix, pas de valeur. Donc, faute de prix accordé à la nature, on n’en tient pas compte.

Que faut-il changer pour que la nature soit enfin valorisée à son juste prix?
Le changement de paradigme consiste à se rendre compte enfin que la nature est un capital sur lequel sont basées pratiquement toutes nos activités économiques. On ne fabrique pas un t-shirt sans un sol cultivable pour faire pousser du coton, sans air pour la photosynthèse des plantes, sans minerai de fer pour les machines à tisser, sans pétrole pour transporter ces t-shirts jusqu’aux points de vente, etc. Bref, on ne produit rien sans ces ressources naturelles gratuites. Pour rompre avec cette gratuité aux conséquences catastrophiques, il faut donc imposer de nouvelles règles du jeu dans l’économie de marché. Autrement dit, il faut une économie planifiée.

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Le frein majeur, c’est que les règles du jeu sont inventées par les acteurs les plus puissants du moment, c’est-à-dire les multinationales
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A quelle échelle peut-on commencer à planifier l’économie pour la rendre écologiquement supportable? A l’échelle d’un pays, d’un continent? Car on voit mal le monde entier s’y mettre spontanément et la fleur au fusil...
Comme il n’y a pas de maître du monde, on ne peut en effet pas s’attendre à une telle révolution économique à l’échelle planétaire. Elle commencera nécessairement à la modeste échelle d’un pays. Mais ce n’est pas un problème, car notre espèce est mimétique. Ce mimétisme explique par exemple les effets de mode, qui ne sont rien d’autre que le fait d’imiter ce que font les autres. C’est aussi comme cela qu’on éduque nos enfants.

Imaginons que la Suisse s’engage seule dans la mise en place d’une économie totalement vertueuse sur le plan écologique, cela suffirait-il pour enclencher une dynamique mondiale?
Non. Un pays de 9 millions d’habitants comme la Suisse, cela ne suffirait pas. Il faut une masse critique plus importante comme la France, voire l’Europe. D’ailleurs l’Europe est une construction intéressante de ce point de vue, car c’est la seule construction supranationale qui existe au niveau mondial dans laquelle les pays ont accepté de renoncer à une partie de leur souveraineté. Donc dans mes rêves les plus fous, ce serait l’Europe qui pourrait être pionnière dans l’établissement de nouvelles règles économiques prenant en compte le défi climatique. Et ce serait d’autant plus logique dans la mesure où l’Europe est totalement dépendante sur le plan énergétique en important 97% du pétrole, 90% du gaz naturel et la moitié du charbon qu’elle consomme. Notre continent a donc tout intérêt à inventer une économie du monde fini.

Où est-ce que cela coince?
Le frein majeur, c’est que les règles du jeu sont inventées par les acteurs les plus puissants du moment, c’est-à-dire les multinationales. Or les multinationales ne se préoccupent pas des limitations régionales – européennes par exemple – des ressources, mais des limitations mondiales, qui sont moins aiguës, du moins pour le moment. Le deuxième frein, c’est que la nature n’ayant pas de prix, comme je l’ai déjà dit, notre système conventionnel qu’est l’argent ne permet pas de démontrer ces limitations. Le troisième frein vient du fait que les ressources les plus critiques pour l’économie n’obéissent pas aux lois du marché selon lesquelles moins il y a de ressources, plus elles sont chères. Cela fonctionne avec les sacs à main, par exemple, mais pas avec le pétrole.

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Cette baisse de l’attachement aux valeurs démocratiques est le reflet d’une insécurité ressentie croissante
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Et pourtant une envolée du prix du pétrole est souvent citée comme un encouragement possible vers une nouvelle économie.
Cette flambée du prix du pétrole n’arrivera jamais. Ce qui se passe pour une ressource contrainte, quand elle est essentielle, c’est que son prix ne fait qu’osciller. Il ne croît pas indéfiniment. Le problème de la limitation des ressources demande donc un effort de pensée pour se persuader qu’il existe, un effort qui n’est pas intuitif.

Vous avez lancé en 2010 le Shift Project pour convaincre ces puissants manquant d’intuition?
Non, la vocation de ce think tank consiste d’abord à informer la population civile en partant du principe que la démocratie est un système remontant. En Suisse, où le peuple vote très souvent, ce principe se vérifie tout particulièrement. Le Shift Project s’adresse donc aux gens qui font remonter l’information, c’est-à-dire à ces gens qu’on appelle des lobbyistes. Un syndicat, par exemple, est un lobby, tout comme les associations écologistes ou patronales. Nous parlons à tous ces porteurs d’intérêt et pas au monde politique. Car les politiciens dans les démocraties ont comme première obsession leur réélection. En revanche, dans les lobbys, il y a moins de sujets d’ego et plus de sujets de fond même s’ils ont aussi, forcément, des intérêts qui leur sont propres.

Vous essayez donc de faire entrer la décarbonation de l’économie dans les esprits des lobbys d’intérêt.
Exactement. Nous tentons de convaincre tous les corps constitués de la société civile qui structurent l’électorat et qui structurent la vie d’un pays.

Cette prise de conscience collective que vous appelez de vos vœux, elle est possible avant tout dans un cadre démocratique. Or la démocratie est une valeur en danger même dans des pays démocratiques. C’est un problème de plus, non?
Cette baisse de l’attachement aux valeurs démocratiques est le reflet d’une insécurité ressentie croissante. Cette insécurité ressentie est à mon avis en lien direct avec la pression sur les ressources naturelles. La Terre a toujours le même diamètre qu’il y a deux siècles, mais en 1800 la population mondiale n’était que d’un demi-milliard d’individus. Nous sommes 16 fois plus nombreux aujourd’hui. En plus, durant cet intervalle, la consommation énergétique par individu – c’est-à-dire aussi la pression sur l’environnement – a augmenté d’un facteur de 15 à 20. Autant dire qu’on commence à avoir un sérieux problème pour tenir tous dans la même boîte. Ce sentiment d’étroitesse pousse les gens à se replier sur soi et à favoriser les régimes totalitaires. 

Qu’est-ce qui vous agace le plus au niveau politique?
Je ne peux parler que pour la France, car je ne connais pas suffisamment la vie politique dans les autres pays. En France, ce qui m’énerve le plus, c’est l’incapacité à faire passer les vrais problèmes avant les questions d’ego. Le jeu politique en France actuellement, c’est une bande de gamins dans une cour de récré. C’est piteux.

Et la population, comment expliquez-vous sa relative passivité face au danger écologique?
Je regrette que les gens ne consomment pas plus de vulgarisation scientifique. Si l’information scientifique touchait plus de monde, les trois produits les plus vendus en grande surface ne seraient pas l’eau en bouteille plastique, le pastis et le coca-cola. Lors de la période d’inflation, les gens n’ont pas arrêté d’acheter ces articles, ils ont arrêté d’acheter des fruits et des légumes. Cela me désole.

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Car contrairement à un jeune activiste, je sais ce que cela signifie de faire tourner une entreprise et donc cela me permet de mieux communiquer avec des dirigeants économiques
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Vous souvenez-vous du jour où l’ingénieur en télécommunications que vous étiez s’est intéressé au dossier climatique?
Je m’en souviens parfaitement. Cet intérêt est né sur deux jours très précis. Le premier jour, j’étais en train de faire des études de marché pour France Télécom, mon premier employeur à la fin des années 1990. Nous cherchions à développer des systèmes pour le travail à distance. Et j’entends alors que le télétravail permettrait d’économiser des déplacements et donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Comme je ne savais pas de quoi il s’agissait, j’ai commencé à creuser pour comprendre ce qu’était ce changement climatique. Et le deuxième jour qui a définitivement réorienté mes activités, c’était lors d’une conférence sur le sujet où il était question de logistique. Je me suis demandé pourquoi on ne ferait pas une méthode pour les entreprises qui leur permettrait de dresser la liste de toutes leurs activités émettant des gaz à effet de serre et donc de comprendre où elles pouvaient agir le plus efficacement pour les réduire. Je venais d’inventer le fameux bilan carbone dans cette salle de la Maison des Polytechniciens en écoutant une conférence.

Vous aviez déjà 38 ans à l’époque.
Oui, et je crois justement que d’avoir eu une carrière en entreprise classique avant de devenir un spécialiste du climat, cela m’a été très utile. Car contrairement à un jeune activiste, je sais ce que cela signifie de faire tourner une entreprise et donc cela me permet de mieux communiquer avec des dirigeants économiques. Et je n’en démords pas, c’est en convainquant ces dirigeants qu’on peut espérer voir émerger une économie prenant enfin en compte les limites de la Terre.

Un article de «L'illustré» n°52

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de «L'illustré», paru en kiosque le 24 décembre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de «L'illustré», paru en kiosque le 24 décembre 2025.

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