Si feu Jörg Bucherer le pouvait, il se retournerait dans sa tombe. Tout au long de sa vie, l'unique propriétaire du groupe Bucherer a été considéré comme un patriarche de la vieille école, s'efforçant toujours de rester discret dans sa vie privée et professionnelle. Mais moins de deux ans après sa mort, une violente dispute a éclaté au sujet de sa fondation, contenant le patrimoine de ce joaillier et horloger prospère, sans enfant. Une dispute qui ne se joue pas discrètement en coulisses, mais aux yeux de tous.
Il est question de pouvoir, de conflits d'intérêts et de sommes colossales. Avec un patrimoine d'environ 5 milliards de francs suisses, la Fondation Jörg G. Bucherer est l'une des plus puissantes du pays. Seules quelques fondations de cette envergure, comme la Fondation Sandoz ou la Fondation Jacobs, peuvent rivaliser.
Beaux-arts et science
Le patrimoine de la fondation provient de la vente du groupe Bucherer à Rolex et celle de ses biens immobiliers en Suisse et à l'étranger, ainsi que d'un jet privé et de sa collection de vins et d'œuvres d'art. Même avec une stratégie d'investissement parcimonieuse, une fortune de 5 milliards de francs de la fondation permet d'atteindre un rendement annuel de 200 millions de francs.
Une somme d'argent considérable destinée à promouvoir les arts, tels que la musique, la littérature, la peinture et la sculpture, conformément à l'objectif de la fondation. Toutefois, l'objectif de la fondation comprend aussi les sciences naturelles et la technologie, la prise en charge des enfants handicapés en Suisse et l'amélioration de l'offre de places dans les maisons de retraite et les EHPAD du canton de Lucerne.
Des activités tout à fait honorables, jusque-là. C'est avec les trois membres du conseil d'administration de la fondation que les choses se gâtent. Son président est aussi l'exécuteur testamentaire de Jörg Bucherer: Urs Mühlebach, un avocat renommé et connu pour son franc-parler. Les deux autres membres sont Sören Schwieterka, associé du cabinet d'avocats d'Urs Mühlebach, et Jessica De Ry, une cousine de Jörg Bucherer.
Cette double casquette d'Urs Mühlebach reflète les dernières volontés du magnat de l'horlogerie et son élection à la présidence a été unanime en début d'année. «La confiance que Jörg Bucherer m'a accordée implique une grande responsabilité. Je l'assumerai avec respect et prudence», a-t-il répondu à Blick. «Je ferai tout mon possible pour perpétuer l'héritage considérable de Jörg Bucherer, dans son esprit.»
Des honoraires faramineux
L'avocat ne voit aucun conflit d'intérêts dans sa double casquette, ni dans sa rémunération. Même s'il travaille bénévolement au sein du conseil d'administration de la fondation, le testament autorise son cabinet d'avocats à facturer 1200 francs suisses de l'heure pour l'exécution du testament ainsi que pour le conseil et le suivi juridiques de la fondation. Des honoraires que même les cabinets de pointe ne facturent que rarement, voire jamais.
Cette rémunération fait grand bruit et risque de générer du ressentiment. D'autant plus qu'Urs Mühlebach a déjà empoché des millions d'euros pour ses services lors de la vente de Bucherer à Rolex. L'harmonie souhaitée par le fondateur au sein du conseil d'administration s'est vite effondrée. Car Jessica De Ry – qui s'est surtout fait un nom en tant que créatrice de bijoux plutôt qu'en tant que femme d'affaires acharnée – doit vite se rendre à l'évidence: elle est perdante face aux deux avocats du même cabinet. Elle a alors contacté l'Autorité fédérale de surveillance des fondations (ASF) par l'intermédiaire du cabinet d'avocats zurichois Homburger.
La surveillance de l'intérieur
L'ASF a immédiatement réagi et nommé deux administrateurs pour la fondation, dont le capital s’élève à plusieurs milliards de dollars. Même s’ils n’ont aucun pouvoir décisionnel, ils peuvent examiner minutieusement l’ensemble de sa structure. «L'ASF a pris cette mesure parce qu'elle soupçonnait des conflits d'intérêts structurels et personnels potentiellement graves au sein du conseil d’administration.»
Un avertissement sans équivoque, car une fondation aussi puissante est une vitrine, et une gestion désordonnée renvoie une image très peu professionnelle au reste du monde. L'objectif de l'ASF est de «préserver l'indépendance et la capacité d'action de la fondation, et de garantir la confiance dans une gestion saine de celle-ci». Une telle mesure devrait mettre tout le monde d'accord. Car une interminable polémique publique ne sert ni les intérêts du fondateur ni de ceux désormais autorisés à utiliser son legs à des fins caritatives.