Depuis 00h01 ce matin, les Etats-Unis sont officiellement en shutdown. Faute de budget voté, l’administration fédérale tourne au ralenti. Mais cette fois, la paralysie n’est pas un accident: elle est un levier. Dans l’ombre de Donald Trump, un homme orchestre cette mise à l’arrêt – Russell Vought, ex-directeur du budget de la Maison-Blanche, devenu le stratège en chef d’un plan radical: «Project 2025». Son ambition? Réduire l’Etat fédéral à la portion congrue. Défense, immigration, sécurité intérieure: le reste peut être supprimé.
Ce «reste», ce sont les programmes d’aide aux sans-abri, les subventions éducatives, les régulations environnementales, les agences de sécurité qui enquêtent sur les accidents chimiques — mais aussi les subventions fédérales pour l’assurance maladie instaurées sous Joe Biden. Tout ce qui ne sert pas à «protéger le sol américain» est vu comme superflu.
Pour Russell Vought, le blocage est une «opportunité historique» d’étrangler la bête – entendez: de supprimer jusqu’à 114’000 postes, de fermer des agences entières, et de licencier définitivement les fonctionnaires jugés inutiles. Et tout cela, sans passer par le Congrès. Une sorte de coup d’Etat administratif, qui pourrait redéfinir ce qu’est l’Amérique, et pour qui elle gouverne.
Charles Wyplosz, professeur honoraire d'économie internationale à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, nous aide à nous projeter dans cette Amérique où l’Etat ne servirait plus qu’à surveiller, défendre et expulser.
Charles Wyplosz, derrière ce blocage, certains voient une volonté délibérée de Donald Trump de redessiner le rôle de l’Etat fédéral. Quel projet de société sous-tend, selon vous, cette stratégie?
Je ne pense pas que ce soit une stratégie, mais plutôt une tactique dans cette guéguerre que se mènent les démocrates et Trump. Cela fait partie de cette énorme bataille politique et culturelle qui a lieu aux Etats-Unis. Ces shutdown se sont produits régulièrement quand les deux parties décident d’avoir un point de fixation sur lequel ils peuvent lutter. Trump veut revenir sur l’aide à la santé, sur les remboursements pour les personnes défavorisées et âgées, tandis que les démocrates pensent que c’est un scandale. L’opinion publique, selon des sondages rendus publics la semaine dernière, serait plutôt d’accord avec les démocrates – mais pas la base électorale de Trump. Au final, on obtiendra probablement un compromis bancal, mais chacun pourra dire qu’il a tenu bon.
Si les budgets de l’éducation, de la santé ou des programmes sociaux venaient à être durablement réduits au profit de la défense et de la sécurité intérieure, quel type d’Amérique verrait-on émerger?
Votre question m’a fait penser au début du XXe siècle. Les dépenses sociales étaient quasi inexistantes et les budgets des pays occidentaux étaient largement militaires. Ce serait donc un retour en arrière de plus d’un siècle. Dans le monde actuel, la Chine est un pays où les dépenses sociales sont très limitées, mais le budget de l’armée est en hausse et le ministère de la Sécurité d’Etat terrorise une partie de la population. Donc, si le camp MAGA l’emporte, cela ressemblerait soit aux Etats-Unis du siècle dernier, soit à la Chine.
En termes économiques, que coûte un shutdown aux Etats-Unis – et Trump peut-il réellement espérer gagner quelque chose à travers une paralysie administrative?
Les estimations publiées hier avancent un coût de 400 millions de dollars par jour de shutdown. Lors du précédent blocage sous Trump, l’impact sur l’activité avait été estimé à 11 milliards de dollars. C’est beaucoup d’argent, mais le PIB annuel des Etats-Unis, c’est 30’000 milliards de dollars. J’ai calculé, onze milliards de dollars représentent trois centièmes de pourcentage du PIB. Cela vous indique que ce n’est pas un événement historique. Ce qui est irréversible en revanche, que c’est 750’000 fonctionnaires fédéraux ne travailleront pas tant que ça durera. Ils ne seront pas payés et ne recevront pas cet argent rétroactivement. Si le blocage dure un jour ou deux, peu d’Américains s’en rendront compte. Mais s’il se prolonge un mois, il aura un véritable impact sur l’activité.
Cette reconfiguration budgétaire peut-elle s’apparenter à un coup d’Etat administratif – voire militaire –, où l’Etat ne servirait plus qu’à renforcer l’ordre intérieur? Est-ce une forme d’autoritarisme par les finances?
Trump se comporte de manière extrêmement autoritaire dans tous les domaines, on le sait, on le voit et c'est un peu stupéfiant. Ce n’est pas étonnant qu'il utilise les finances, le nerf de la guerre, comme instrument de sa bataille politique. Ces blocages budgétaires se produisent régulièrement et ne sont pas nouveaux. Lorsqu’on arrive au plafond de la dette publique, c’est le bon moment pour en découdre. Et comme la dette américaine a beaucoup augmenté depuis trente ans, on atteint ce plafond plus périodiquement.
Une fois ce modèle appliqué, pensez-vous qu’un président – même Donald Trump – pourrait revenir en arrière, ou aura-t-on enclenché une dynamique irréversible?
C’est toute la question du mandat de Trump, qui est là pour quatre ans – en espérant qu’il ne fasse pas un coup d’Etat. Il est en train de tout changer radicalement, la justice, l’économie… Il élimine tout ce qui a été fait par Joe Biden, son prédécesseur. Si les démocrates prennent le pouvoir après lui, ils ne pourront probablement pas tout éliminer. Tout ce qu’il propose n’est pas nécessairement faux – mais la manière dont il l’applique est souvent catastrophique. Sur le plan social, par exemple, il défend un individualisme qui, dans une certaine mesure, peut stimuler l’économie. Mais là où l’Europe a évolué vers davantage de solidarité ces dernières années (c’est du moins ce qu’il critique), lui veut faire machine arrière – et reculer le curseur très loin. Si JD Vance ou un autre MAGA le remplace, et fait deux mandats après lui, cela va être compliqué de revenir en arrière de douze ans de politique individualiste.
Que deviendraient concrètement les millions d’Américains qui dépendent des programmes fédéraux pour se loger, se soigner ou étudier?
Au-delà des fonctionnaires qui ne travaillent pas durant le blocage, il y a aussi toutes les aides fédérales qui ne seront pas distribuées, alors qu'elles sont destinées aux parties les plus fragiles de la population. C’est une catastrophe pour elles. C'est exactement la bataille politique qui est en train de se jouer. Les démocrates estiment qu’il faut défendre ces personnes fragiles, les républicains les décrivent comme des faignants qui veulent vivre de l’aumône qu’ils imposent à une population qui travaille dur. Trump défend ces gens lassés de payer des impôts «pour aider les fainéants». Les deux partis sont tombés sur quelque chose de parfaitement symbolique du gouffre qui les sépare. Il faudra solidifier les électorats. Et à la fin, il faudra se mettre d’accord, soit 50/50, soit deux tiers/un tiers; cela dépendra de l’opinion publique. Cette bataille politique a démarré au retour de Trump, remonté à fond, à la Maison Blanche. Les démocrates sont déstabilisés et ne savent pas comment répondre à ce tank qui avance en écrasant tout sur son passage.