En janvier, vous vous êtes installé à Tallinn, la capitale estonienne, après y avoir été invité en tant que professeur. Votre famille a dû fuir Saint-Pétersbourg en raison de l'invasion en Ukraine. Comment avez-vous compris qu'il fallait partir?
Quelques jours seulement après l'invasion, ma femme a reçu des menaces. Ce n'étaient pas les premières, mais elles devenaient de plus en plus concrètes. Nous nous sommes parlés au téléphone et avons décidé qu'elle et mes deux fils viendraient immédiatement me rejoindre en Estonie.
Pourquoi votre femme a-t-elle été menacée?
Elle tient un blog et aborde dans ses articles la politique de Poutine et la société russe sous un angle critique. Après l'invasion de l'Ukraine, les médias russes ont reçu l'ordre de n'utiliser que les informations officielles des autorités pour leurs reportages. Des mots comme «attaque» ou «invasion» en rapport avec la guerre ont été interdits. Les blogueurs comme ma femme ont ainsi été mis sur une liste noire.
Déjà à l'université de Saint-Pétersbourg, l'atmosphère était difficilement respirable pour vous...
Pendant mon enseignement, j'avais déjà critiqué la mégalomanie impériale dont le Kremlin avait fait preuve lors de l'annexion de la Crimée en 2014. J'ai exprimé des critiques à la télévision et écrit des chroniques dans les journaux.
Vous aviez publiquement contredit les propos de Vladimir Poutine. Que vous a-t-on reproché ensuite?
L'annexion de la Crimée était - et reste - contraire au droit international. On m'a alors reproché de remettre en question l'intégrité de la Russie. Par la suite, la direction de l'université m'a rappelé à plusieurs reprises qu'il serait préférable que je me taise. Au cours des huit années qui ont suivi l'annexion, l'Etat autocratique s'est transformé en dictature. Il m'était devenu impossible d'enseigner en Russie. J'ai démissionné et j'ai accepté un poste de chercheur invité au Centre international de défense et de sécurité à Tallinn.
Comment la propagande de Vladimir Poutine a-t-elle évolué depuis le début de la guerre?
Elle est devenue beaucoup plus agressive. Avec l'invasion, non seulement les médias d'Etat, mais aussi les hauts fonctionnaires russes, ont commencé à qualifier le régime politique ukrainien de «néonazi» et de «criminel». Dans son discours du 24 février, Poutine a même qualifié l'Ukraine de «junte» militaire pour la première fois depuis 2014 afin de souligner «l'illégitimité» du gouvernement ukrainien.
Et actuellement?
La propagande diffuse des fake news: l'Ukraine voudrait reconstituer son arsenal nucléaire, développer des armes biologiques ou encore «noyer» délibérément la Russie sous des drogues de synthèse. Elle souhaiterait aussi interdire l'utilisation de la langue russe dans la vie quotidienne. Tous ces discours sont monnaie courante. Les autorités russes ont de plus en plus recours à des récits ouvertement néo-impériaux. Cette année, Poutine a par exemple expliqué aux jeunes participants du Forum économique international à Saint-Pétersbourg que la mission de la Russie en matière de politique étrangère n'avait pas changé depuis l'époque de Pierre le Grand. Cette période marque la reconquête et le renforcement des territoires «originellement» russes.
Une classe sociale est-elle particulièrement sensible à la propagande de Poutine?
L'ancienne génération, sans doute. Beaucoup restent nostalgiques de l'ère soviétique et d'une prétendue grandeur de la Russie. Mais ils regrettent aussi une certaine stabilité. Dès le début de son règne, Poutine a exploité avec succès de telles peurs, en utilisant les traumatismes pour légitimer son régime hautement autocratique. Il a réintroduit l'hymne national soviétique, monopolisé le mythe de la victoire de la Grande Guerre patriotique et considérablement re-soviétisé la rhétorique officielle du Kremlin.
Pas si éloigné de l'ère Staline alors...
En effet, Poutine s'est fortement appuyé sur de vieux slogans de propagande et des clichés qui ramènent les gens de son âge à une époque révolue. Cela vaut aussi pour la confrontation géopolitique avec l'Occident et la critique en bloc des fondements moraux des démocraties européennes.
Dans un essai, vous parlez de «syndrome post-impérial». Qu'est-ce que cela signifie?
De nombreux Russes de plus de 55 ans n'arrivent toujours pas à se faire à l'idée que les anciennes républiques soviétiques ont pu conserver leur indépendance politique vis-à-vis de Moscou. Cette partie de la population a littéralement célébré l'annexion de la Crimée. Et elle considère effectivement l'attaque contre l'Ukraine comme une guerre visant à restaurer l'empire qui s'est effondré.
Les plus jeunes sont-ils du même avis?
L'enthousiasme pour la guerre contre l'Ukraine est limité au sein de la génération intermédiaire. Mais elle la soutient passivement. La plupart de ces personnes adoptent une attitude conformiste, principalement parce qu'elles dépendent presque entièrement de l'Etat en termes de revenus et d'emploi. Beaucoup sont conscients que la Russie mène une guerre d'agression contre l'Etat voisin, mais ils feignent de l'ignorer et s'accrochent aux restes d'une stabilité en perte de vitesse. De manière générale, les «millennials» russes ont tendance à suivre docilement tout dirigeant qui peut garantir un minimum de prospérité économique.
Comment envisagez-vous l'avenir de la Russie?
L'agression de la Russie contre l'Ukraine a coupé la plupart des relations avec l'Europe pour très longtemps. L'Occident doit rester ferme. Il ne doit pas y avoir de négociations avec Poutine avant que la Russie ne se soit complètement retirée d'Ukraine. Une fois la guerre terminée, la création d'une nouvelle identité non-impériale sera un processus très douloureux pour la société russe. Pour se réinsérer dans la communauté internationale, la Russie connaîtra les mêmes difficultés que l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Elle devra assumer l'entière responsabilité des crimes commis en Ukraine et faire amende honorable de différentes manières.
(Adaptation par Thibault Gilgen)