Trois occasions ratées de sauver la paix. Trois séquences diplomatiques qui auraient pu changer le visage de l’Europe, si Washington et Moscou avaient trouvé in extremis un terrain d’entente au sujet de l’Ukraine. Ces trois moments se sont déroulés à Genève. Et par trois fois, la diplomatie a échoué au bord du lac Léman. Parce que, selon le «Washington Post», qui a reconstitué les faits dans une longue et passionnante enquête publiée le 16 août, Vladimir Poutine avait de toute façon pris sa décision. La seule issue possible, pour faire renaître la grande Russie et laisser sa trace dans l’histoire comme l’un des grands «tsars» à la tête de son pays, était pour lui de ramener par la force les Ukrainiens dans le giron russe.
Biden-Poutine le 16 juin 2021, le début de l’incompréhension
Ces trois échecs survenus à Genève, entre le sommet Biden-Poutine du 16 juin 2021 et l’ultime rencontre entre les chefs de la diplomatie russe et américaine le 21 janvier 2022, sont une mauvaise nouvelle pour la ville qui a abrité tant de négociations au sommet. Car à l’inverse, sa réputation de cité «faiseuse de paix» aurait été décuplée en cas de réussite. Mais comment faire souffler un esprit de réconciliation lorsque la méfiance est telle entre deux puissances, et compte tenu de la détermination de Vladimir Poutine de taper fort, quel qu’en soit le prix? Car selon les sources de haut niveau (américaines) du «Washington Post», c’est au Kremlin que tout s’est joué.
Le quotidien l’affirme: le sommet Biden-Poutine de 2021 s’est vite révélé n’être qu’une façade de fausse conciliation: «Nous ne sommes pas montés dans l’avion et rentrés à la maison en pensant que le monde était à l’aube d’une guerre majeure en Europe», a reconnu devant le quotidien un responsable de l’administration américaine. Jusqu’à ce que Vladimir Poutine publie en juillet 2021 un essai de 7000 mots sur l’Ukraine et sa nécessaire annexion. «Nous avons commencé à regarder ce qui se passe ici, quel est son jeu final? Jusqu’où va-t-il aller?», admet un diplomate qui était aux côtés de Joe Biden lors de leur entretien à la villa La Grange, cernée par un impressionnant dispositif de sécurité.
Wendy Sherman face à Sergueï Ryabkov, deuxième échec
Deuxième occasion ratée à Genève: la rencontre, le 9 janvier 2022, entre la numéro 2 du département d’Etat américain, Wendy Sherman, et son homologue russe, Sergueï Ryabkov. Tous deux se connaissent bien. Sherman est accompagnée du lieutenant-général James Mingus, directeur des opérations de l’état-major. Ryabkov est venu avec le colonel-général Aleksandr Fomin, vice-ministre de la Défense. Le 10 janvier doit se tenir, à Genève, le Dialogue sur la stabilité stratégique (DSS) entre les deux pays.
Mais l’échec est programmé. Juste avant de décoller de Moscou, Ryabkov a réitéré la position russe sur l’Ukraine, formellement proposée à la mi-décembre dans deux propositions de traités – à savoir que l’OTAN doit mettre fin à ses plans d’expansion et cesser toute activité dans les pays qui ont rejoint l’alliance après 1997, ce qui inclut la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les Etats baltes. Or pour les Etats-Unis, dont les services de renseignement accumulent depuis des semaines les preuves des intentions agressives russes, lâcher leurs alliés est inacceptable.
«Rejetant la proposition de fermer les portes de l’OTAN et de réduire le statut des membres existants, l’administration américaine a proposé à la place des pourparlers et des mesures de confiance dans un certain nombre de domaines de sécurité, notamment le déploiement de troupes et le placement d’armes sur le flanc oriental de l’OTAN, le long de la frontière avec la Russie. Cette offre était conditionnée à la désescalade de la menace militaire pesant sur l’Ukraine», raconte le «Washington Post».
Sergueï Ryabkov repart fâché des bords du Léman. Il se dit «déçu de l’attitude des Etats-Unis». Un diplomate qui a assisté à cette rencontre genevoise confirme: «Je pense qu’il est devenu assez clair, assez rapidement, que [les Russes] faisaient de la diplomatie, sans vraiment en entreprendre. Ils ne le faisaient même pas avec beaucoup de sérieux.» Le jet d’eau n’avait pas rapproché Joe Biden de Vladimir Poutine. Il se transforme, les 9 et 10 janvier, en un fossé infranchissable entre Washington et Moscou.
Troisième échec russo-américain sur les bords du lac
Le troisième échec russo-américain est programmé. Il se matérialise aussi à Genève, deux semaines plus tard, lorsque le chef des deux diplomaties, Anthony Blinken et Sergueï Lavrov, s’y retrouvent le 21 janvier à l’hôtel Président Wilson, sur les quais du Léman. Le «Washington Post» raconte par le menu: «C’était une journée froide et morne à Genève, avec des rafales de vent fouettant la surface du lac habituellement placide. Alors qu'Anthony Blinken et ses collaborateurs étaient assis en face de leurs homologues russes à une table dressée dans la salle de bal d’un hôtel de luxe situé sur la rive, le secrétaire d’État a proposé une métaphore aquatique. Peut-être, a-t-il dit au ministre russe des Affaires étrangères, pourraient-ils calmer les eaux turbulentes entre leurs deux pays?»
Le quotidien poursuit: «Ils ont échangé des amabilités tendues et ont abordé d’autres sujets – une prise de bec sur la taille et les activités de leurs ambassades respectives dans la capitale de l’autre, l’accord sur le nucléaire iranien – avant d’aborder l’Ukraine. Anthony Blinken a de nouveau exposé les positions des Etats-Unis.»
Affrontement à l’hôtel Président Wilson
L’hôtel Président Wilson devient celui de la dernière chance. La suite dans laquelle les deux hommes ont pris place est soudain évacuée. Anthony Blinken veut affronter seul son interlocuteur. Il était à Kiev quelques jours plus tôt. Il lui faut savoir ce que pense Lavrov, qui démarra sa carrière comme représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU à Genève.
Echec total. «Après une heure et demie d’échanges infructueux, il semblait qu’il n’y avait plus rien à dire, raconte le «Washington Post». Mais alors que leurs assistants commençaient à sortir, Anthony Blinken s’est retenu et a demandé au ministre russe de lui parler seul à seul. Les deux hommes sont entrés dans une petite salle de conférences adjacente et ont fermé la porte, tandis que les équipes américaine et russe se tenaient ensemble à l’extérieur, mal à l’aise.»
Le rideau de fer s’abat sur Genève
Le rideau de fer s’abat alors que la tombée de la nuit masque les neiges du Mont-Blanc, visibles depuis la fenêtre. «Après avoir passé en revue la situation en Ukraine, Anthony Blinken s’est arrêté et a demandé poursuit le quotidien: «Sergueï, dites-moi ce que vous essayez vraiment de faire?» S’agit-il vraiment des préoccupations sécuritaires que la Russie a soulevées à maintes reprises, à savoir l'«empiètement» de l’OTAN sur la Russie et la perception d’une menace militaire? Ou s’agit-il de la conviction quasi théologique de Poutine que l’Ukraine est et a toujours été une partie intégrante de la Mère Russie?» L’épilogue se déroule ainsi selon le «Washington Post»: «Sans répondre, Sergueï Lavrov a ouvert la porte et s’est éloigné, son personnel à la traîne.»
Genève est devenue, par procuration, une veille sur le sentier de la guerre. Cette guerre que la Russie a décidé de déclencher. Envers et contre tous.
A lire: «Road to war: U.S. struggled to convince allies, and Zelensky, of risk of invasion», par le «Washington Post».