Reportage au cœur du Sinaï
En Egypte, la montagne sacrée face aux bulldozers d'un mégaprojet touristique

Au pied du Mont-Moïse, niché au cœur du Sinaï, le gouvernement égyptien développe un mégaprojet touristique qui menace le mode de vie des Bédouins et l’autonomie du monastère où se trouve le Buisson ardent. Un reportage entre la foi, le froid et l'omerta.
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Après une randonnée de trois heures, les touristes observent le lever du soleil depuis le sommet du Mont-Moïse.
Photo: Heba Khamis
Sami Zaïbi, journaliste de L’illustré
L'Illustré

Il est 6h du matin, il fait moins de 5°C et les premières lueurs du jour nimbent le sommet du Mont-Moïse, à 2285 mètres d’altitude. Le soleil sort le Sinaï de ses brumes et révèle progressivement un océan de roche rougeâtre aux replis granitiques immaculés: ici, pas de végétation, pas de route, pas de constructions. Seulement cette montagne sacrée où, selon la Torah, la Bible et le Coran, Moïse a reçu les Tables de la Loi.

Des dizaines de touristes assistent au spectacle, enrobés d’une chaude couverture louée sur place après avoir passé la nuit à marcher. Certains chantent une messe dans une petite église, d’autres effectuent la prière de la Duha dans la mosquée juste à côté. Manquent les principaux concernés, autrefois présents en nombre, mais qui depuis deux ans et le début de la guerre à Gaza s’abstiennent de venir.

Le grondement des bulldozers

Deux heures de randonnée plus tard et 700 mètres de dénivelé plus bas, le silence de la montagne cède sa place au grondement des bulldozers. Nous sommes à Sainte-Catherine, camp de base historique des Bédouins et des pèlerins, que le gouvernement égyptien veut transformer en «hub touristique et culturel» grâce à son Great Transfiguration Project. Le projet, presque achevé, comprend un hôtel cinq étoiles, des chalets privatifs, un vaste centre d’accueil des visiteurs, un aéroport et... un téléphérique vers le Mont-Moïse.

Deux personnes se recueillent sous l'arbuste considéré comme le Buisson ardent.
Photo: Heba Khamis

Un projet luxueux dans la droite ligne du Grand Egyptian Museum, inauguré en grande pompe en novembre au pied des pyramides de Gizeh, et de la nouvelle capitale administrative, cité géante sortie du désert à 50 kilomètres du Caire et inaugurée l’année dernière par le président Abdel Fattah al-Sissi à l’occasion de son élection pour un troisième mandat. Il s’agit pour l’Egypte de créer un troisième pôle touristique, après la vallée du Nil et la mer Rouge.

Nationalisation du monastère grec

Comme souvent depuis l’accession au pouvoir d’Abdel Fattah Al-Sissi et la multiplication des projets pharaoniques, la transformation de Sainte-Catherine ne se fait pas sans victimes collatérales. A commencer par le monastère grec de Sainte-Catherine, situé à 1 kilomètre du village, niché dans la vallée qui mène au Mont-Moïse. Construit par l’empereur Justinien au VIe siècle, il s’agit du plus ancien monastère habité en continu.

C’est là qu’a été retrouvé le Codex Sinaiticus – le plus ancien manuscrit de la Bible dont la majeure partie est désormais au British Museum de Londres – et c’est là que se trouve encore le Christ pantocrator, soit la plus ancienne représentation de Jésus parvenue jusqu’à nos jours, une icône de bois qui a survécu aux successives vagues d’iconoclasme. Enfin, le monastère abrite également un arbuste considéré par la tradition comme le Buisson ardent, par lequel Dieu se serait adressé à Moïse.

Une menace à l'hellénisme

Depuis plusieurs mois, l’Egypte et la Grèce s’écharpent autour de ce monastère, dont les terres (qui comprennent aussi d’autres lieux saints de la région) appartiennent historiquement à la Grèce. En mai, un tribunal égyptien a décidé leur nationalisation, après avoir demandé aux moines de retrouver le document de propriété datant du VIe siècle, ce qui n’a évidemment pas été possible. En réaction, le chef de l’Eglise grecque a dénoncé une «expropriation» qui cause «une menace existentielle» à l’hellénisme, tandis que l’archevêque Damianos, alors chef du monastère, a déploré «un coup très dur pour nous, et une disgrâce».

Certains craignaient même un renvoi des 24 moines. Puis, en octobre, après des mois de montée des tensions, les deux pays ont annoncé dans une déclaration commune que «toute conversion du monastère ou des autres lieux saints est interdite». Pendant ce temps, l’archevêque Damianos s’est retiré et a été remplacé par l’archevêque Siméon.

L'archevêque Siméon, récemment élu à la tête du monastère.
Photo: Heba Khamis

L'archevêque salue le projet touristique

Deux semaines après l’élection de ce dernier, nous le rencontrons au monastère. Barbe blanche et robe noire, il accueille dans un salon où trône, au-dessus des marqueteries, un portrait de Sissi. S’exprimant en grec et assisté d’un interprète arabophone, l’homme d’Eglise de 62 ans balaie d’un revers de main les craintes autour de la nationalisation des terres. «Le mot 'terres' ne me plaît pas. Peut-on appeler ainsi le bout de désert où s’élèvent une montagne sacrée, des églises antiques ou un monastère historique? Je ne pense pas.»

Après cette pirouette sémantique, l’archevêque botte en touche: il assure que les discussions sont «encore ouvertes» avec les autorités égyptiennes, que ces dernières «n’ont jamais effectué de pression pour parvenir à l’accord» et que le projet touristique est «une bonne chose» qui permet à la région de «rester vivante».

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Lors de l’élection de l’archevêque Siméon par la confrérie, certains candidats ont été écartés sous pression
Coptic Solidarity, organisation de défense des coptes
»

Monastère sous pression

Que s’est-il passé en coulisse pour expliquer pareil revirement? Sur place, l’omerta règne. Mais hors d’Egypte, les langues se délient. «Selon plusieurs sources, lors de l’élection de l’archevêque Siméon par la confrérie, certains candidats ont été écartés sous pression, ce qui reflète une ingérence politique», révèle l’organisation de défense des coptes Coptic Solidarity, basée aux Etats-Unis.

Selon elle, ces pressions proviennent autant d’Athènes que du Caire, alors que les deux pays sont en discussion pour conclure un important accord énergétique. Il est question de construire un pipeline sous-marin entre l’Egypte et la Grèce afin d’acheminer l’électricité et le gaz égyptien vers l’Europe, dans un contexte de guerre en Ukraine qui fragilise l’approvisionnement énergétique du Vieux Continent.

Une «diplomatie secrète»

Le député grec Markos Bolaris voit dans cette transaction cachée une «diplomatie secrète» et craint que la voracité des autorités égyptiennes n’ait raison de la présence grecque dans le Sinaï: «Je ne crois pas à cet accord de principe stipulant que les moines vont rester à Sainte-Catherine. Si l’Etat égyptien prend possession de ces terrains maintenant, dans quelques mois ou années il pourra dire que ce sont ses terres et qu’il peut y faire ce qu’il veut en termes de développement touristique, même s’il faut raser des églises ou expulser des moines grecs.» Il rappelle que tous les souverains du Sinaï, des croisés aux mamelouks, en passant par Napoléon, Israël et même le prophète Mohammed, «ont toujours respecté ce lieu saint et ses habitants».

Vingt-quatre moines grecs vivent fans le monastère qui abrite la plus ancienne représentation du Christ parvenue à nos jours.
Photo: Heba Khamis

Pour Coptic Solidarity, la nationalisation des terres du monastère «enverrait un signal alarmant. Si même Sainte-Catherine, un monastère inscrit à l’Unesco et soutenu par l’Eglise grecque, peut perdre le contrôle de ses terres et de sa gouvernance, les plus petits monastères coptes et les sanctuaires chrétiens ailleurs en Egypte seraient encore plus vulnérables aux empiètements ou aux manipulations, au nom de la gestion du patrimoine ou de la régulation sécuritaire».

Ces dix dernières années, un conflit similaire a eu lieu concernant les terres du monastère grec de Wadi Natroun, au nord-ouest du Caire, que les autorités égyptiennes ont grignotées pour construire une route. Concernant Sainte-Catherine, l’Unesco avait déjà exprimé ses inquiétudes en 2023. L’organisation onusienne avait alors appelé les autorités égyptiennes à interrompre le développement de son projet touristique, à en évaluer l’impact et à élaborer un plan de conservation. L’Egypte ne s’est jamais exécutée.

Bédouins chassés

Les autres victimes collatérales du Great Transfiguration Project, ce sont les Bédouins de la tribu Jabaliya, habitants ancestraux de Sainte-Catherine et gardiens historiques du monastère, qui revendiquent une identité distincte de l’Egypte. Suivant traditionnellement un mode de vie pastoral dans les vallées avoisinantes, ils se sont installés dans les années 1970 à Sainte-Catherine, où la plupart travaillent comme guides indépendants, avec un système de coopérative permettant de se soutenir mutuellement.

«
Le projet dénature Sainte-Catherine, il est totalement contraire à la mentalité du lieu et à ce que les gens viennent y chercher
Un Bédouin membre de la tribu Jabaliya
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Par crainte de représailles des autorités égyptiennes, ils ne souhaitent pas s’exprimer à visage découvert sur le projet. Mais anonymement, ils étalent leurs craintes. L’un d’eux confie: «Le projet dénature Sainte-Catherine, il est totalement contraire à la mentalité du lieu et à ce que les gens viennent y chercher: le calme, la spiritualité et la connexion à la nature. Nous, les Bédouins, y sommes opposés, mais quand le gouvernement a décidé de faire quelque chose, que voulez-vous y faire?»

Un groupe de Bédouins joue au «seega», un jeu traditionnel égyptien consistant à devoir encercler les pions de son adversaire.
Photo: Heba Khamis

Comme pour le monastère, l’Etat utilise des failles administratives pour arriver à ses fins. Un Bédouin explique: «Pour déclarer notre maison, les autorités nous demandent les documents d’identité de notre famille sur cinq générations. Or ce n’est possible que sur trois générations, car avant cela le Sinaï était sous occupation israélienne. Dès lors, l’armée met un panneau sur la maison indiquant qu’elle peut la reprendre à tout moment. Une fois que le projet sera fini, on ne sait pas ce qu’il adviendra de nous...»

L'Egypte se méfie des Bédouins

A 200 km de là, au bord de la mer Rouge, Charm el-Cheikh a connu le même sort. Autrefois territoire bédouin, le lieu a été investi par l’Egypte après les accords de Camp David et transformé en station balnéaire purgée de ses habitants historiques, où tous les employés viennent de la vallée du Nil.

«
Ce que le gouvernement n’a pas compris, c’est que si les Bédouins sont privés de tourisme, ils reviendront au commerce de stupéfiants
Ben Hoffler, guide de voyage anglais
»

Ben Hoffler, guide de voyage anglais qui a vécu pendant quinze ans dans le Sinaï avant que les autorités égyptiennes n’interdisent sa coopérative Sinaï Trail, explique cette relation compliquée entre l’Egypte et les Bédouins: «De tout temps, le gouvernement égyptien s’est méfié des tribus bédouines, qui se déplacent en permanence dans ces vallées difficiles à contrôler, où poussent l’opium et le haschich. Aux yeux du Caire, cela représente un risque de trafics illégaux, dans une région géostratégique, car près d’Israël et de la bande de Gaza. Mais ce que le gouvernement n’a pas compris, c’est que si les Bédouins sont privés de tourisme, ils reviendront au commerce de stupéfiants.»

La montagne pour s'évader

Alors que Sainte-Catherine est en train de perdre son âme, de plus en plus de Bédouins s’en retournent à la montagne, où ils construisent des cabanes en pierre et cultivent des vergers en terrasses, alimentés par des puits. A trois heures de randonnée de Sainte-Catherine, Um Saad, 70 ans, observe ce retour aux sources avec un sourire en coin. Depuis ses 20 ans, elle vit là-haut, seule sur sa montagne, dans une petite cabane dépourvue de réseau et d’électricité, bravant les codes bédouins qui imposent normalement aux femmes de rester à la maison.

Loin de la civilisation, Um Saad fabrique à la main de petits sacs colorés, cultive tomates, salades et mloukhiya et héberge les randonneurs de passage. «Quand j’ai fait ce choix, tout le monde dans la vallée a dit que j’étais folle. Mais maintenant ils m’imitent et reviennent à la montagne. Comme quoi, ce sont eux les fous!» s’esclaffe-t-elle, les yeux pétillants, en s’allumant une cigarette. 

Un article de «L'illustré» n°51

Cet article a été publié initialement dans le n°51 de «L'illustré», paru en kiosque le 18 décembre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°51 de «L'illustré», paru en kiosque le 18 décembre 2025.

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