«Ils savent que vous signerez»
L'armée russe piège ses recrues pour les sacrifier au front

Un Kényan rêvant de devenir athlète se retrouve soldat russe en Ukraine. Evans Kibet, capturé près de Vovtchansk, raconte avoir été piégé par un contrat qu'il ne pouvait pas lire. Kiev présente son cas comme symbole du recrutement de ressortissants africains par Moscou.
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Evans Kibet, capturé près de Vovtchansk, raconte avoir été piégé par un contrat qu'il ne pouvait pas lire.
Photo: AFP
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AFP Agence France-Presse

Adossé à une paillasse de prison, Evans Kibet a les traits tirés et les yeux rouges. Ce Kényan qui rêvait de devenir athlète de haut niveau s'est retrouvé soldat de Moscou sur le front ukrainien, bien malgré lui assure-t-il.

Il est présenté par Kiev comme le symbole de l'engagement de ressortissants africains aux côtés de la Russie, alors que des centaines d'entre eux combattraient en Ukraine depuis l'invasion du pays par Moscou en 2022. Détenu dans un établissement pénitentiaire spécial de l'ouest de l'Ukraine, l'AFP a pu le rencontrer lors d'une visite organisée par la coordination ukrainienne pour le traitement des prisonniers de guerre.

Evans Kibet, la trentaine, a été capturé près de Vovtchansk, dans la région de Kharkiv (nord-est), selon une vidéo publiée en septembre par la 57e brigade d'infanterie motorisée. Coureur depuis l'adolescence, l'homme dit s'être rendu en Russie pour un événement sportif en marge d'un festival culturel. Alors qu'il envisageait de s'installer dans le pays, on lui propose un emploi présenté comme «gardien de bâtiment» et il signe un contrat rédigé en russe, langue qu'il ne pouvait «ni écrire ni lire».

Une fois fait, il est envoyé s'entraîner pour d'être déployé au front. «Lorsqu'ils m'ont emmené dans un camp, c'est là que j'ai compris qu'il s'agissait d'un contrat militaire», dit-il à l'AFP. «Ils ne vous forcent pas», insiste-t-il. «C'est juste que ces types sont malins, ils savent que vous signerez». Il assure être parti en Russie avec quatre compatriotes, dont il n'a plus de nouvelles depuis son déploiement.

Cauchemars du front

Son expérience au combat, Evans Kibet ne veut pas l'aborder, «fatigué par les souvenirs» et hanté par des cauchemars ramenés du front. Il raconte néanmoins sa reddition: après «trois jours dans la forêt», épuisé et perdu, il abandonne son arme et se dirige vers des tirs, sans savoir s'ils sont ukrainiens ou russes. «Je m'attendais à mourir...» En novembre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a évoqué ces recrutements «frauduleux» avec son homologue kényan William Ruto.

Selon Kiev, 1426 ressortissants de 36 pays africains ont été identifiés dans les rangs russes, mais le chiffre des combattants pourrait être bien plus élevé. Dans la même prison, l'AFP a rencontré des détenus togolais, camerounais et nigérians.

En avril, le Togo avait mis en garde ses citoyens contre les promesses de bourses en Russie, après la capture d'un de ses ressortissants sur le front. Des familles camerounaises ont aussi confié à l'AFP leurs inquiétudes après le départ de proches attirés par la promesse de 3500 euros et la nationalité russe.

En novembre, dix-sept Sud-Africains ont demandé «assistance pour rentrer chez eux», a indiqué la présidence sud-africaine, rappelant qu'il est interdit à ses citoyens de rejoindre des armées étrangères. Outre les hommes envoyés au front, des femmes africaines sont également recrutées par la Russie avec la promesse de contrats lucratifs, pour finir dans des usines fabriquant des drones, selon plusieurs enquêtes.

Rentrer au Kenya

Au Kenya, les proches d'Evans interrogés par l'AFP décrivent un homme «humble», bon athlète qui n'a jamais percé, issu d'un famille très pauvre qu'il tentait d'aider. «Depuis cinq ou six ans, il s'entraînait tous les jours dans l'espoir de pouvoir courir à l'étranger», se souvient son frère, Isaac Kipyego Masai, 32 ans.

Dans son pays, Evans Kibet a été condamné à 15 ans de prison pour tentative de meurtre, mais dans une décision datant de mars 2019, la justice kényane a reconnu que son procès n'a pas été équitable. Sa famille affirme qu'il n'a passé qu'un an en détention. Evans Kibet espère rentrer au Kenya si «la guerre s'arrête rapidement», même s'il n'a «pas beaucoup d'espoir».

«Pour les Russes, c'est facile parce qu'ils font des échanges. Mais pas pour nous, les étrangers», dit-il, les échanges de prisonniers étant l'un des rares domaines où Moscou et Kiev continuent de coopérer. Les détenus peuvent rester en captivité des «années ou des mois», selon Petro Iatsenko, porte-parole du centre ukrainien pour les prisonniers de guerre.

«Parfois, je me dis: 'Pourquoi suis-je ici?' Parfois, je me dis: 'Dieu m'a sauvé la vie'». Des ressortissants de nombreux pays combattent dans les armées respectives des deux belligérants dans cette guerre, les Russes ayant déclaré avoir notamment arrêté ces dernières années des Colombiens, des Britanniques, des Américains et des Australiens. Moscou a aussi fait appel à des milliers de combattants nord-coréens dans la région russe de Koursk pour repousser les troupes ukrainiennes qui y avaient mené une offensive à partir d'août 2024.


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