«Ma peau pelait»
Rescapée d’une usine de Poutine, elle raconte l’enfer des Africaines en Russie

Sous couvert d’un programme de formation, la Russie a recruté au moins un millier de jeunes femmes africaines pour travailler, à leur insu, dans une usine de drones militaires. L’une d’elles, Adau, 23 ans, raconte son expérience dans le complexe d’Alabuga.
L'usine d'Elabouga, à 1000 kilomètres à l'est de Moscou, est la plus grande usine de drones au monde.
Photo: X/NOELreports
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Solène MonneyJournaliste Blick

Sous le vernis d’un programme de formation internationale, un système d’exploitation bien rôdé. Une enquête de la BBC révèle, mercredi 5 novembre, qu'au moins un millier de jeunes femmes africaines, recrutées via un programme baptisé «Alabuga Start», ont été envoyées travailler dans une usine de drones militaires russes, sans en avoir été informées. Parmi elles, Adau, 23 ans, originaire du Soudan du Sud, raconte son expérience glaçante dans la «zone économique spéciale» d'Elabouga, au Tatarstan.

Le dispositif est accusé de pratiques de recrutement trompeuses et d’avoir exploité ses jeunes recrues: des femmes âgées de 18 à 22 ans, venues principalement d’Afrique, mais aussi de plus en plus d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. On leur promettait des formations en logistique, en restauration ou en hôtellerie. En réalité, certaines ont été placées au cœur d’une production militaire, dans des conditions dangereuses, parfois au péril de leur vie.

Un programme trompeur

Adau a entendu parler de ce dispositif pour la première fois en 2023: «Mon amie a publié sur son statut Facebook une annonce concernant une bourse d'études en Russie. L'annonce provenait du ministère de l'Enseignement supérieur du Soudan du Sud.»

Séduite par la perspective d’un emploi qualifié, la jeune femme s’inscrit et obtient (difficilement) un visa après un an d'attente. Adau s'attendait à s'essayer au métier de grutier. A son arrivée en mars 2024, tout semble d’abord conforme: «J'ai été très impressionnée. C'était exactement comme je l'avais imaginé. J'ai vu beaucoup d'usines, de constructeurs automobiles et d'entreprises agricoles.» Les participantes suivent trois mois de cours de russe avant d’être affectées à leur poste.

De la formation à la production d'armes

Et c'est à ce moment que la réalité s’impose brutalement. Les femmes sont conduites dans une usine de drones. Le programme nie avoir recours à la tromperie pour recruter des travailleurs. Adau, de son côté, a tout de suite su qu'elle ne pouvait pas travailler dans cette usine. 

Sans possibilité de refuser, les recrues signent des accords de confidentialité les empêchant de parler de leur travail. Elles sont affectées à la production de drones Shahed 136, d’origine iranienne, utilisés par la Russie pour frapper des cibles en Ukraine. Les autorités russes ont d’ailleurs publiquement reconnu fabriquer ces engins à Elabouga.

Salaires misérables et conditions toxiques

Adau dépeint des conditions de travail dangereuses: manipulation de produits chimiques, équipements inadaptés, brûlures à la peau. «Quand je suis rentrée chez moi, j’ai vérifié ma peau et elle pelait. Nous portions des équipements de protection, des combinaisons en tissu blanc, mais les produits chimiques les traversaient quand même. Ils rendaient le tissu rigide.» Et ce n'est pas le seul danger: la région essuie également des attaques dangereuses de drones ukrainiens. 

Les salaires promis, environ 600 dollars par mois, se révèlent fictifs. Après déductions pour le logement, les cours de russe, les transports, le wifi et les impôts, elle ne perçoit qu’une centaine de dollars. Tout était calculé pour que les jeunes femmes ne puissent pas économiser ni partir.

Car Adau a bien tenté de démissionner. Mais elle a découvert qu’elle devait respecter un préavis de deux semaines, qu’elle a été forcée d’effectuer. Certaines participantes, elles, ont tenté de fuir sans prévenir les responsables du programme. Depuis, les passeports sont systématiquement confisqués.

Et même lorsque les documents sont restitués, la plupart des jeunes femmes n’ont pas les moyens de financer leur billet de retour, se retrouvant ainsi piégées en Russie, loin de leurs familles et sans issue. Adau a eu de la chance de pouvoir compter sur ses proches qui lui ont fait parvenir un billet retour.

Entre mensonges et propagande

Face aux accusations, Elabouga Start nie toute tromperie et assure que les postes proposés figurent sur son site. Mais plusieurs ONG et experts, dont l’Institut pour la science et la sécurité internationale basée à Washington D.C., affirment que le site est un centre de production d’armes participant directement à l’effort de guerre russe.

En Afrique du Sud, le scandale a pris de l’ampleur. Le gouvernement a ouvert une enquête pour suspicion de traite d’êtres humains, après la diffusion de publicités du programme par des influenceurs locaux.

Construire des armes qui tuent

Pour Adau, l’illusion a rapidement viré au cauchemar. «Je ne pouvais pas croire que je participais à construire des armes qui tuent», confie-t-elle, marquée par l’expérience. Aujourd’hui, elle vit cachée, loin de la Russie, et refuse que son nom complet ou son visage soient publiés.

Mais elle espère que son témoignage servira d’avertissement à d’autres jeunes femmes tentées par les promesses d’Elabouga. Le rêve d’émancipation qu’on lui avait vendu s’est transformé en cauchemar industriel, au cœur de la machine de guerre russe.

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