Des scènes qui font froid dans le dos. La caméra du téléphone portable filme un groupe d'ados vêtus de pulls noirs, capuche sur la tête. Ils se tiennent autour d'un homme d'âge moyen qui gît sur le sol en lisière de forêt, chemise déchirée. Ils prennent de l'élan pour lui asséner des coups de pied.
Des extraits de discussions impliquant vraisemblablement l'homme en question sont divulgués. Il y est question de relations sexuelles avec une prétendue mineure. La vidéo circule sur les réseaux sociaux. Elle constitue le trophée de «Pedo Hunting Switzerland», un groupe de jeunes «chasseurs de pédophiles autoproclamés».
Des passages à tabac organisés
De tels faits divers sont parfois relatés, que ce soit dans les journaux ou sur internet. Le mode opératoire se ressemble à chaque fois: les ados prennent contact avec un homme via les réseaux, se font passer pour une jeune fille mineure afin de voir si l'homme est intéressé par une rencontre.
Si c'est le cas, ils l'attirent quelque part dans un piège pour le passer à tabac et l'envoyer à l'hôpital. Une forme dangereuse de justice personnelle devenant de plus en plus populaire. Et de plus en plus brutale.
Le phénomène a commencé l'année dernière
Le phénomène est assez récent. L'année dernière, il s'est propagé en Suisse depuis des pays comme l'Allemagne ou les Etats-Unis, via les réseaux sociaux. Interrogé à ce sujet, Dirk Baier, directeur de l'Institut de la délinquance et de la prévention de la criminalité de la Haute école des sciences appliquées de Zurich, parle d'un «nombre croissant d'actes» de ce type dans notre pays. Il n'y a pas de chiffres. Mais une enquête menée par Blick auprès d'une douzaine de cantons le montre: le phénomène s'est répandu en Suisse.
Si les forces de l'ordre vaudoises ou genevoises n'ont pas encore connaissance d'agressions de ce type, Zurich, Berne, Argovie, Bâle-Campagne, Thurgovie, Saint-Gall, Lucerne, Zoug et le Tessin en dénombrent quelques-unes. Voire un certain nombre. Ce qui ne signifie pas que les cantons lémaniques soient épargnés par ce phénomène. Généralement, les victimes, par honte, refuseraient de s'annoncer à la police. Seuls les cas de violence extrême sont connus.
Un chef de bande âgé de 13 ans
En octobre 2024 à Lugano, la police a arrêté toute une bande, soit dix-neuf jeunes. Le plus vieux était tout juste majeur, le chef n'avait que 13 ans. Selon une enquête de la RTS, des filles et des garçons réels étaient utilisés comme appât. Le but du traquenard était de faire chanter les hommes contre de l'argent. Puis de les frapper et les humilier, en leur urinant dessus, en les couvrant d'excréments ou en leur rasant le crâne.
Un guet-apens similaire s'est produit en avril dans le canton de Zoug. Onze ados ont tabassé quelqu'un qu'ils prenaient pour un pédophile sur un terrain de golf. Le plus jeune avait à peine 14 ans. Plusieurs cas ont aussi été recensés dans la région de Winterthour. Trois bandes y ont sévi au cours des dix-huit derniers mois. La police cantonale zurichoise ne veut pas dire si les groupes sont liés entre eux. Une chose est sûre: ils ont sévi à, au moins, cinq reprises. Coups, vidéos, humiliations et racket étaient au rendez-vous.
Les procédures sont encore en cours. Mais, parmi les délits reprochés, on compte: lésions corporelles graves et simples, extorsion, contrainte, vol, enlèvement ou séquestration. Mais qu'est-ce qui motive ces jeunes à agir de telle manière pour faire respecter leurs lois?
Un homme battu à mort en 2021
Des rapports en provenance d'Allemagne et des Etats-Unis indiquent que ces «chasseurs de pédophiles autoproclamés» se font passer pour des anges gardiens qui protègent les jeunes. Sur les réseaux, ces vidéos leur apportent de la reconnaissance et de l'attention. Selon Dirk Baier, c'est l'un des motifs de leurs agissements. L'autre, dit-il, est de «s'amuser». Souvent, ces jeunes aiment avoir recours à la violence et prennent du plaisir à se battre. Le phénomène de groupe renforce cette tendance.
En Suisse, le nombre de cas est, pour le moment, limité. Contrairement aux États-Unis ou en Allemagne. Là-bas, les autorités luttent contre ce phénomène depuis des années. Récemment, le «New York Times» a publié une enquête qui montre ce que nous observons également en Suisse. Les «chasseurs de pédophiles autoproclamés» sont de plus en plus violents. Le journal a recensé 170 agressions violentes au cours des deux dernières années outre-Atlantique.
Aux Pays-Bas, des jeunes ont battu à mort un retraité sous le même prétexte en 2021. En Allemagne, la sonnette d'alarme a été tirée: le «pedo-hunting» est considéré comme une nouvelle forme d'action de plus en plus utilisée «dans tous les courants d'extrême droite». Il pourrait en être de même en Suisse.
«Passible de poursuites pénales»
Les jeunes arrêtés à Lugano imitaient le défunt néonazi russe Maxim Marzinkewitsch, chef du groupe de «chasseurs de pédophiles autoproclamés» dénommé «Occupy Pedophilia». Les auteurs de la vidéo décrite au début de l'article appartiennent également à l'extrême droite.
Ces actions et cette propension à la violence inquiètent les polices cantonales. Elles mettent en garde contre cette «auto-justice». D'une part, elle peut toucher des innocents. D'autre part, elle peut compromettre des enquêtes, notamment parce que les preuves deviennent inutilisables. En plus d'être dangereuse, elle est illégale. «L'action de tels groupes de délinquants est aussi passible de poursuites pénales», rappelle Frank Kleiner, porte-parole de la police cantonale zougoise.