Genève. Ses magasins de luxe, ses super-riches, ses tables branchées et ses… sans-abris. Ces hommes, ces femmes et ces enfants qui dorment, parfois aux yeux de tous, au cœur de la ville. Le phénomène n’est pas nouveau. Mais il scandalise depuis que les intempéries ont fait monter le niveau du Rhône et de l’Arve. Alors que les autorités ont interdit l’accès aux berges à cause du risque de crue, des personnes en situation de précarité continuent de s’y réfugier, dans des tentes et autres abris de fortune. Malgré le danger et les conditions météorologiques difficiles.
Mercredi matin, sous le pont Sous-Terre, sur la rive gauche du Rhône, une petite dizaine de tentes sont installées à quelques mètres de l’eau. Pourtant, la veille au soir, «la Tribune de Genève» rapportait sur son site internet qu’une Quechua avait été emportée par le courant dans la matinée, avec sa literie et son sac de couchage à l’intérieur. Depuis, rien n’a bougé. Lors de notre visite, aucune personne n’est présente sur place. Mais les effets personnels sont nombreux à traîner à gauche et à droite. Une salade de carottes râpées laissée sur une table basse rouge fait penser que son propriétaire était encore là récemment.
Pas d’enfants en vue
Dans le bistrot d’en face, le tenancier assure que les sans-abris qui survivent sous le pont n’ont pas été évacués, malgré les intempéries. «Plusieurs familles de Roms dorment ici mais elles ne sont pas là quand la police passe, explique-t-il. Elles partent chaque matin aux aurores et reviennent une fois la nuit tombée. Cela ne choque plus personne ici.» D’après le restaurateur, ces personnes s’engouffrent dans les rues la journée pour aller mendier. «On les voit souvent dans le quartier, poursuit-il. Je n’ai pas vu d’enfants dans le groupe, seulement des couples, mais on sait qu’il peut parfois y en avoir.»
Sur la rive droite du Rhône, la balade qui mène à la pointe de la Jonction a aussi été fermée par les autorités. D’après une promeneuse croisée devant le ruban de signalisation accroché par la police municipale, les bois sont habités, «comme au Moyen Âge». «Je passe ici souvent et on voit des tentes, des camps, décrit-elle. La pente est déjà dangereuse en temps normal alors là avec les intempéries… C’est choquant de voir qu’il y a des gens dans cette situation en Suisse, à Genève…»
Un matelas détrempé caché
Quelques rues plus loin, au bord de l’Arve cette fois, la situation est similaire. Non loin du pont Hans-Wilsdorf, un matelas détrempé est caché dans la végétation abondante. Des cartons secs sont appuyés contre un tronc adjacent. Ces quelques traces humaines sont-elles l’arbre qui cache la forêt? Combien de personnes sans-abris vivent dans ces conditions à Genève? Dominique Froidveaux, ancien directeur de Caritas dans la cité de Calvin et enseignant à la Haute Ecole de travail social de la ville est emprunté. «Il n’y a pas d’observatoire permanent du sans-abrisme, je ne peux donc pas articuler de chiffres, argumente-t-il. Ce que je peux dire, c’est que le phénomène était minimisé par les autorités il y a quelques années. Depuis deux ans maintenant, des efforts considérables ont été consentis. Mais il y a un problème persistant: les places d’hébergement manquent.»
D’après l’ex-directeur de Caritas, le nombre de sans-abris a pris l’ascenseur ces derniers temps. «Le nombre réel de personnes concernées a augmenté tout comme la visibilité du problème, affirme-t-il. Les événements météorologiques, comme ceux que nous vivons, participent aussi à cette visibilisation. Comme au début de la crise du Covid, la population est rendue attentive à l'interdépendance qui existe entre les personnes vulnérables et le reste de la population, à ce devoir de solidarité que nous avons en tant qu’êtres humains.»
Toujours selon Dominique Froidevaux, Genève manque de structures pérennes. «Il faudrait pouvoir réquisitionner des lieux quand la situation le demande et diversifier les structures, insiste-t-il. De l’accueil d’urgence à l’accompagnement social, il faut pouvoir travailler sur le long terme. C’est la seule manière de sortir les gens de la rue.»
Alors comment la grande et belle Genève en est-elle arrivée là? Comment se fait-il que des personnes fragilisées dorment toujours sur les berges alors que les intempéries menacent? Christina Kitsos, conseillère administrative en charge du Département de la cohésion sociale et de la solidarité, a répondu par écrit à nos questions.
«La Ville de Genève a renforcé son dispositif d’hébergement d’urgence, puisqu’elle offre un accueil toute l’année dans le Centre d’hébergement de Frank-Thomas de 130 places, indique-t-elle. A ce chiffre, il faut ajouter les places proposées par des associations que nous subventionnons pour un total d’environ 395 places.» Elle ajoute: «L’engagement de la Ville est remarquable et reconnu depuis de nombreuses années. Pour 2021, cela représente 15,3 millions de francs.»
La conseillère administrative explique en outre que les personnes qui seraient actuellement à la recherche d’une place compte tenu des conditions météorologiques peuvent solliciter le Service social de la Ville au 0800 44 77 00. «Le Service social sert chaque jour plusieurs centaines de petits-déjeuners et des repas chauds aux personnes en situation de grande précarité. Nos équipes sont sur le terrain, toute l’année, à la rencontre des personnes», assure-t-elle.
Dans l’absolu, commente Chrsitina Kitsos, «il est évident que la vie dans la rue est difficile, quelles que soient les conditions météorologiques». Elle reprend: «Malgré tous les efforts, nous ne répondons pas complètement aux besoins. Il est essentiel que le Canton et les autres communes prennent aussi leurs responsabilités dans ce domaine. Je suis intervenue dans ce sens auprès de toutes les instances concernées.»