Impossible de ne pas commencer par la vue, sublime en ce jour d’automne ensoleillé. Et il y a ce domaine, Gaillard & Fils SA, cramponné à son coteau, comme en apesanteur au-dessus du Léman, avec les jolis toits du village d’Epesses juste en dessous. Des milliers de visiteurs viennent profiter de ses terrasses et de son jardin d’hiver. Les vendanges touchent gentiment à leur fin dans un parfum omniprésent de fermentation.
L’oenologue s’affaire, masqué, entre les grandes cuves. Le pressoir en inox n’en finit pas de presser les grappes de chasselas doré. Et le berger appenzellois Pinot est intenable. Il faut dire que, depuis deux semaines, il n’a pas beaucoup vu ses maîtres, très affairés. Voici Jean-René Gaillard, vigneron-encaveur, qui chapeaute 15 hectares de vignes. Il nous livre son analyse sans concession mais diplomatique sur les difficultés structurelles, la concurrence européenne, les enjeux de transmission du patrimoine et le besoin urgent de réinventer le métier.
Monsieur Gaillard, les vignerons-encaveurs ont tous une histoire différente. Résumez-nous la vôtre pour que l’on puisse comprendre plus précisément quel vigneron vous êtes.
J’ai repris le domaine de mon père en 1999, avec mon frère, qui est malheureusement décédé. Mon père avait commencé la mise en bouteilles en 1964. C’est une histoire de transmission, mais qui doit s’adapter. L’entreprise Gaillard et Fils SA a été créée au départ pour importer des vins de France. Pendant trente-cinq ans, nous avions même un vignoble dans les Côtes du Rhône.
Une concurrence jugée déloyale
Passons aux problèmes actuels qui fâchent beaucoup de vignerons suisses. Pour vous-même, c’est d’abord la concurrence étrangère.
C’est le subventionnement européen à l’exportation qui est injuste. Nous avons besoin d’importer du vin, car la production indigène ne satisfait qu’un tiers de la demande. Mais la concurrence entre les vins importés et les nôtres devrait être loyale. Or elle ne l’est pas du tout. L’Europe injecte plus de 60 millions d’euros de subventions pour aider ses vins exportés en Suisse: ils paient les frais de douane, le transport, la publicité massive dans nos boîtes aux lettres. Avec la crise géopolitique, l’Europe va encore accentuer ce soutien vers les pays tiers comme le nôtre. Pendant ce temps, nous manquons cruellement de moyens face à ces vins étrangers qui peuvent baisser leurs prix grâce à ces aides massives.
Concurrence déloyale donc, mais aussi consommation de vin en chute libre en Suisse l’année passée...
Oui, cela n’arrange rien, d’autant plus que la consommation de vins suisses baisse plus rapidement que celle des vins importés. C’est problématique. Cela rappelle que le vin est un produit de luxe, pas un produit de première nécessité. Et nous subissons donc de plein fouet la morosité économique actuelle.
Les accords bilatéraux avec l’Union européenne n’offrent-ils pas une forme de protection?
Ces accords prévoient certes des quotas d’importation (plafonnés à environ 174 millions de litres) qui bénéficient de taxes réduites. Mais ces quotas ne sont de toute manière jamais atteints, car la Suisse importe entre 130 et 140 millions de litres par année. Ces vins bon marché nous causent un préjudice. Principalement celui de nous empêcher d’être concurrentiels dans cette gamme de prix. Nos frais de culture sont extrêmement élevés. Dans les Côtes du Rhône, on travaillait pour 3000 euros l’hectare. Ici en Lavaux, sur les coteaux, même en étant bien mécanisé, on est entre 30'000 et 40'000 francs suisses l’hectare de frais de culture. Soit dix fois plus.
Le défi pour intéresser les jeunes
Outre la concurrence étrangère, quelle analyse faites-vous des habitudes de consommation des Suisses?
Il y a quarante ans, la consommation était de 50 à 55 litres par habitant par an. Aujourd’hui, on est à 32-34 litres. La santé publique est un facteur, mais, surtout, les jeunes consomment beaucoup moins. Chez les 20-30 ans, on se situe entre 6 et 8 litres par année. La jeune génération est carriériste, elle étudie plus longtemps et s'installe plus tard. Ces jeunes vivent en appartement, n’ont pas de cave et leur panier d’achat moyen est modeste. Et pourtant ils sont ravis de venir aux journées Caves ouvertes. Mais s’ils repartent avec six ou 12 bouteilles, je peux déjà être content. Dans le temps, les clients remplissaient le coffre de leur voiture une ou deux fois par année. C’était un rituel. La fidélisation est un vrai défi aujourd’hui.
Face à ce marché qui se transforme complètement, quelle solution avez-vous trouvée pour assurer la viabilité de votre domaine?
Nous avons la chance d’avoir un bel espace qui nous a permis de nous réinventer. Depuis la pandémie, nous nous sommes spécialisés dans l’oenotourisme. Ma femme Géraldine a développé ce concept. Nous faisons de la vente directe, en étant ouverts 350 jours par an, de 11 h à 21 h. Etre ouverts sept jours sur sept nous permet d’être référencés auprès des offices du tourisme et des tour-opérateurs. Nous proposons des dégustations, de la petite restauration (planchettes). C’est devenu une part essentielle de notre activité. Sans ça, je ne sais pas où je serais aujourd’hui. Nous sommes dix à 11 personnes en équivalent plein-temps avec ma femme et moi, ce qui est bien au-dessus de la moyenne.
Un autre défi de la vitiviniculture actuelle, c’est la relève. Or votre fils montre également un intérêt pour la reprise.
Mon fils Clément a 19 ans et il est en effet passionné par ce métier. Ce domaine pourra survivre grâce à lui. Il a fait un apprentissage de caviste et il est très dynamique avec les réseaux sociaux. Cette année, il était aux vendanges en Afrique du Sud et maintenant à Bordeaux, dans un grand château, pour affiner sa formation et son réseautage. Il apporte un regard neuf sur la communication et la visibilité, ce qui est crucial. Il faut être visible et actif sur les réseaux sociaux, mais c’est presque un métier à part entière et ça prend du temps.
Comment expliquez-vous la baisse de vocation?
Les raisons sont multiples. Les banques sont plus réticentes que jamais. Si les jeunes n’ont pas de fonds propres, c’est impossible. Il faut être passionné, car le métier ne paie plus l’heure de travail. Il faut être plus polyvalent que jamais au risque de s’épuiser: travailler la vigne, gérer la cave, s’occuper d’une bureaucratie de plus en plus prenante. Mais malgré cela, c’est un métier magnifique. Il faut aussi que les vignerons parlent positivement de leur branche malgré les difficultés actuelles.
La Suisse devrait mettre son vin en valeur
Certains médias évoquent un scénario catastrophe dans lequel plus de la moitié du vignoble suisse serait à terme arraché, faute de rentabilité et de vocation. Vous y croyez, vous?
Non, je n’y crois pas. En tout cas pas dans une telle proportion.
Et la concentration des domaines qui s’accélère: rumeur ou réalité?
La loi sur le droit foncier rural (LDFR) ne permet pas facilement à de grands financiers d’acheter pour spéculer. Mais si un domaine n’est plus viable, il faudra bien trouver des solutions, que ce soit par le démantèlement pour que des voisins rachètent ou par l’adaptation de la législation à la réalité. Les jeunes vignerons vaudois ont d’ailleurs interpellé le Conseil d’Etat sur ces problèmes de transmission. Il faudrait que l’Etat facilite et cautionne ces reprises.
Quiconque a, disons, trente ans de consommation de vins suisses peut affirmer que ces vins, quel que soit le vignoble, n’ont fait que s’améliorer de manière spectaculaire année après année. Cela ne suffit pourtant pas?
C’est le paradoxe! La qualité a incroyablement monté, mais la consommation a baissé. Sans doute parce qu’on manque de visibilité et d’image. On connaît le chocolat, le fromage, mais c’est quoi le vin suisse? Nous sommes multi-cépages (plus de 160) et nous avons une pléthore d’appellations. Mais nous ne parvenons pas à valoriser nos terroirs. Nous devons nous fédérer plus étroitement pour mieux communiquer et mettre en avant cette richesse.
Et le pouvoir politique, que lui demandez-vous?
Je serais d’avis de supprimer les quotas d’importation et que, en contrepartie, les vins importés soient taxés au plein tarif. On pourrait alors utiliser cet argent pour la promotion des vins suisses, une promotion aujourd’hui minimaliste à cause de moyens dérisoires. Nous avons obtenu 9 millions de francs pour la promotion sur le marché intérieur, alors que l’Italie a 20-22 millions d’euros par an pour son exportation.
Finalement, si vous deviez adresser un message aux lecteurs de L’illustré, que devraient-ils savoir pour soutenir les vigneronnes et vignerons suisses?
Je dirais à vos lectrices et lecteurs de privilégier les circuits courts et le local. N’ayez pas peur d’aller rencontrer les vignerons! Il y a de belles découvertes à faire. Et les tarifs sont tout à fait corrects au niveau rapport qualité/prix.
Quel est le plaisir ultime du vin pour un vigneron comme vous?
C’est d’apprécier le travail accompli de l’année et de partager ça avec des amis. Le vin, depuis des lustres, c’est un moyen de partage, d’échange, d’émotion que d’autres boissons n’ont pas.
Cet article a été publié initialement dans le n°41 de «L'illustré», paru en kiosque le 9 octobre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°41 de «L'illustré», paru en kiosque le 9 octobre 2025.