«J’ai vécu une véritable mort sociale!»
Alexandre Jollien monte sur les planches et se confie sur son trauma

A l’orée de son one man show valaisan entre humour et philosophie, Alexandre Jollien revient pour la première fois sur la traversée du désert vécue après les accusations portées contre lui. Remonter sur scène fait partie de sa pharmacopée pour se guérir du trauma.
Publié: 19:52 heures
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Séance de méditation dans la chambre de ses filles, dans l’appartement lausannois, avec Tilopa, la chienne de sa fille Céleste.
Photo: JULIE DE TRIBOLET
Patrick Baumann
Patrick Baumann
L'Illustré

Il est l’auteur d’ouvrages à succès comme «L’éloge de la faiblesse» ou «Le philosophe nu», mais Alexandre Jollien n’était plus réapparu dans les médias depuis le tsunami judiciaire qui l’a profondément meurtri. En 2022, la presse française révélait qu’une plainte pénale avait été déposée contre lui par un ancien stagiaire de sa maison d’édition pour agression sexuelle liée à des faits remontant en 2015. Classée sans suite en 2023, «mais non sans ravages ni blessures», avait commenté un an plus tard le philosophe valaisan dans un communiqué. Lui qui ne demandait pas qu’on le croie, assure-t-il, mais qu’on échange avec lui a vu soudainement les portes se fermer, le téléphone cesser de sonner. Une mort sociale dont il nous parle avec pudeur et émotion. 

Aujourd’hui, à l’heure de donner à Martigny un one man show où humour et philosophie se mélangent joyeusement, avec au programme exercices spirituels, initiation à la méditation et éclats de rire, il revient sur cette traversée du désert qu’il n’imaginait pas si douloureuse, lui qui a pourtant déjà souffert dans son enfance du placement en institution, du regard d’autrui sur sa différence. Cette épreuve qui l’a fragilisé l’a rapproché encore, confie-t-il, de ses frères et sœurs en handicap mais qui n’ont pas la même notoriété ou des amis fidèles pour les épauler en cas de coup très dur. Il ressort de ce drame personnel à la fois plus fragile et paradoxalement plus persévérant. 

Pour continuer à transmettre quelques pépites sur le sens de la vie via Socrate, Spinoza, ses potes philosophes, mais aussi poser des actes en s’engageant plus concrètement dans la vie ordinaire. On espère aussi qu’il se remette à écrire. Qu’il poursuive encore longtemps le projet nietzschéen, toujours d’actualité, de «nuire à la bêtise». A la fin de l’interview, dans ce restaurant lausannois où il nous a donné rendez-vous, un homme s’approche pour lui témoigner son affection et lui dire que son «Petit traité de l’abandon» lui a sauvé la vie après la mort de sa femme et de son fils. Le philosophe ne cache pas son émotion. Oui, les livres d’Alexandre Jollien font du bien.

Un one man show autour du rire en philosophie, c’était votre manière à vous de transcender le trauma?
Oui. «Pour en sortir, tu dois faire quelque chose», m’a dit mon ami Bernard Campan. Boris Cyrulnik m’a dit la même chose: «Pour sortir d’un trauma, ce qui compte, c’est l’activité physique, le lien à l’autre et la création.» D’où ce spectacle.

On va rire alors?
Oui, c’est le but, même si, pour moi, c’est difficile de faire rire sur commande alors que, dans mes conférences, c’est plus spontané. Mais je ne voulais pas que ce soit trop cérébral non plus.

Vous abordez dans le spectacle l’épreuve que vous avez traversée?
Non. On s’est posé la question: faut-il tout dire? Bernard, qui m’a beaucoup soutenu durant cette épreuve, était pour. Les producteurs, eux, estimaient que c’était délicat. Mais, un jour, j’aimerais le faire.

Dans un livre à venir?
Je ne suis pas sûr de réécrire un jour un livre; physiquement, c’est un défi!

Qu’est-ce qui vous a fait tenir?
Le soutien inconditionnel de ma famille et d’amis comme Jean-Marc Richard, Yann Lambiel, Matthieu Ricard et bien sûr Bernard, pour n’en citer que quelques uns. J’ai beaucoup morflé, mais ma femme et mes trois enfants aussi. Le public aussi a été un soutien important, mais je me serais volontiers passé de cette épreuve. Ce que j’ai vécu m’a rendu néanmoins sensible à l’importance de trois choses: l’amitié vraie, la spiritualité et l’engagement politique. Avant, je me disais: «Tout est intérieur, on médite et c’est tout.» Mais là, j’ai compris que quand tu as de graves problèmes, quand tu es confronté à une accusation comme celle-ci, quand tout s’écroule autour de toi, ta vie sociale, ton boulot, ces trois piliers sont importants. 

On peut parler aussi des conséquences sur ma santé, notamment en regard du handicap. Mais moi, j’avais encore de la chance, je peux appeler du monde, ce n’est pas le cas d’une personne handicapée qui ne jouit d’aucune notoriété. J’aimerais créer une association, La grande santé, pour améliorer le bien-être des personnes minoritaires, qu’elles soient confrontées ou non à un tsunami comme celui que j’ai vécu.

La famille Jollien au complet en janvier 2016. Corine et leurs trois enfants, Céleste, Augustin et Victorine, ont été très présents.
Photo: JULIE DE TRIBOLET

Nourrissez-vous du ressentiment contre le garçon qui vous a accusé?
J’ai pris la décision de me défendre sans jamais accuser l’autre. Une position éthique très difficile à respecter, mais très importante pour moi qui ai grandi dans une institution pour personnes handicapées où on nous a beaucoup accusés de mensonges. J’ai juré à mes enfants que je n’avais rien fait de pénal!

Mais vous avez été accusé injustement, ce serait normal de vous défendre...
Dire que j’ai été accusé injustement, c’est encore juger l’autre et c’est justement ce que je ne veux pas faire.

Avez-vous essayé malgré tout de comprendre pourquoi c’est arrivé?
Non. J’ai gardé cela dans l’abstraction pour ne pas lui en vouloir. Je n’ai pas de rancune. Ma femme, Corine, non plus.

C’est une victoire?
Non. Quand on dit victoire, on s’approprie, on se glorifie. J’aimerais juste qu’il sache à quel point j’ai souffert, c’est tout.

La philosophie vous aide à ne pas être dans la rancune?
Oui. J’ai vraiment l’occasion de pratiquer ce que dans le bouddhisme on nomme la non-fixation. Là, on est au pied du mur, on n’a pas le choix. Je lisais aussi tous les jours un chapitre de Maître Eckhart. C’était un retour à Dieu, descendre au fond du fond et essayer de lâcher prise... Dans l’intervalle, aussi, ma mère est morte et je me revois devant son cercueil à l’église, je regardais mon portable pour voir si la police m’avait envoyé un message... Vous voyez le traumatisme? Je suis à l’enterrement de ma mère et je me préoccupe de la police, des journalistes...

Lecture sous le portrait de Nietzsche, un des philosophes avec le plus d’humour, selon Alexandre.
Photo: JULIE DE TRIBOLET

En dehors de celui-ci, quels moments ont été les plus difficiles à vivre?
Les convocations au commissariat à Paris. Une policière qui m’engueule parce que je tremble pendant la prise de mes empreintes digitales... Je croyais avoir tout vécu, mais ça... A la deuxième convocation, c’était terrible, car je ne savais pas si on allait m’incarcérer ou si je pourrais rentrer en Suisse. Ce qui m’a ramené à mon passé, quand on m’a enfermé dans une institution... Cette attente était traumatisante, pour moi, pour ma femme, pour mes enfants. Je me disais aussi que si j’avais vraiment fait quelque chose de mal, j’aurais été beaucoup plus à l’aise... Dans le sens où, quand on n’a rien à perdre, il y a peut-être une habileté qu’on n’a pas quand on doit défendre son innocence. Le garçon qui m’accusait était assis derrière mon dos. Ça aussi, c’était d’une violence inouïe, autant pour moi que pour lui, j’imagine. Vous savez, pour moi, il y a deux combats à mener. Le combat #Me-Too pour dénoncer les porcs et le combat pour une justice éthique, transparente. Ce sont finalement les deux revers de la même médaille.

Violences contre les femmes: besoin d'aide?

Vous, ou l'une de vos proches, êtes victime de violences de la part d'un partenaire ou d'un proche? Voici les ressources auxquelles vous pouvez faire appel.

En cas de situation urgente ou dangereuse, ne jamais hésiter à contacter la police au 117 et/ou l'ambulance au 144.

Pour l'aide au victimes, plusieurs structures sont à votre disposition en Suisse romande, et au niveau national.

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Pourquoi avoir tardé à communiquer sur le classement de cette plainte?
Au début, je n’osais plus sortir de chez moi. J’avais peur de tout, je vivais au ralenti; se lever le matin, c’était un combat. Et puis, très vite, je me suis retrouvé «à poil» financièrement parlant. Plus de conférences, plus de livres, les éditeurs m’ont lâché, les politiciens. Heureusement, le soutien dans la population est resté important, mais la peur s’est accentuée. Auparavant, le regard des autres sur moi a souvent été un problème, il m’arrivait d’attendre d’être seul pour prendre un ascenseur, mais là, la peur était encore différente. Je n’osais plus fermer la porte pour me retrouver seul avec une infirmière chez moi ou un assistant de vie de peur qu’on puisse m’accuser de quelque chose.

Encore aujourd’hui?
Oui, je me lève la nuit en me disant: «Est-ce qu’on a conscience de ce que j’ai souffert?» Je ne veux pas passer pour une victime, mais, objectivement, je me lève la nuit parce que j’ai peur.

«
Ce qui m’a aidé, c’est que je n’ai pas d’amertume
»

C’est fou, vous n’avez rien fait et vous avez peur…
Je n’avais rien fait non plus quand on m’a placé en institut; je ne sais pas pourquoi, j’ai fait un parallèle entre les deux, c’est le côté arbitraire de la chose. J’ai vécu dans les deux cas une véritable mort sociale. Et j’avais peur à chaque fois qu’un truc encore pire me tombe sur la tête, comme un cancer. J’ai vraiment eu peur pour ma santé... J’ai pris 10 kilos! Si on m’avait accusé de frauder le fisc, je n’en aurais rien eu à faire, mais là, ça touchait à l’intimité, c’est violent! Ma femme me dit qu’après cela je devrais me foutre royalement du regard d’autrui.

Vous y arrivez un peu?
Au contraire, je suis encore plus sensible. Ma vocation, c’est de témoigner, le lien à l’autre, c’est ce qui me maintient. Je n’osais plus aller sur les réseaux sociaux mais là, je recommence depuis peu à renouer contact. L’autre jour, à 3 heures du matin, j’ai envoyé 100 messages à des gens sur internet, des artistes, des politiciens, même à Macron! (Sourire.) Ce matin, Inès de la Fressange m’a répondu, Nikos Aliagas m’a laissé un message de deux minutes. Ça m’a fait ma journée.

Avec son ami l’acteur et réalisateur Bernard Campan (un des membres du trio Les Inconnus), toujours présent à ses côtés.
Photo: JULIE DE TRIBOLET

Vous vous êtes fait aider?
J’ai vu 12 psychologues mais, finalement, le bon remède, c’est la méditation, les amis, Corine ma femme, mes enfants.

Comment vont-ils?
Ils vont bien. Mais ils ont eu peur pour moi. Victorine, l’aînée de mes filles, dormait dans ma chambre à un certain moment de peur que je saute par la fenêtre!

Vous avez songé au suicide?
Oui. Quand j’ai dit pendant la procédure que j’avais songé au suicide, l’avocate de la défense a éclaté de rire. Elle pensait peut-être que c’était un effet de ma part pour susciter la pitié. Ce manque d’humanité m’a fait du mal.

Vous avez des pensées suicidaires et avez besoin d'aide?

Ces services sont disponibles 24 heures sur 24:

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L’homme en face de moi a touché le fond, mais il en est revenu différent?
Ce qui m’a aidé, c’est que je n’ai pas d’amertume. C’était ma ligne directrice, pas d’amertume! Mais il y a une plaie, une cicatrice ouverte. Je me suis trouvé plus fragile que prévu. Je vous raconte cette anecdote: il y a deux ans, j’avais appelé Matthieu Ricard, car je me faisais du souci pour avoir déposé mes sacs poubelles à Aigle au lieu de Lausanne. J’avais peur de la police pour un truc comme ça. Vous imaginez ma peur deux ans après face à une accusation qui est une des accusations les pires au monde?

Comment vous préparez-vous pour ce one man show?
Je l’ai joué l’an passé et j’ai mis trois semaines à m’en remettre physiquement! Il faut tenir une heure et demie sur scène. Je fais de la gym tous les jours. Bernard Campan, Laurent Baffie, Marie-Thérèse Porchet, Yann Lambiel m’ont donné de bons conseils, Patrick Timsit m’a expliqué que je devais poser des repères comme le Petit Poucet avec ses pierres dans la narration du texte.

Plus d'infos sur le spectacle d'Alexandre Jollien

«Pourquoi le Bouddha aurait boycotté WhatsApp?», one man show au Kubus, à Martigny, mercredi 12 novembre 2025. Billets et infos sur le site www.alexandre-jollien.ch Et deux dates, les 20 et 22 novembre 2025, pour une conférence et une méditation solidaire.

«Pourquoi le Bouddha aurait boycotté WhatsApp?», one man show au Kubus, à Martigny, mercredi 12 novembre 2025. Billets et infos sur le site www.alexandre-jollien.ch Et deux dates, les 20 et 22 novembre 2025, pour une conférence et une méditation solidaire.

Qu’est-ce qui fait rire dans le quotidien?
Tout! Moi-même, le mental, l’ego, mais je dois avouer qu’il y a eu un moment où je n’y arrivais plus.

Vous étiez le philosophe romand star, parfois considéré comme un gourou par vos fans; la chute a peut-être été d’autant plus rude, non?
Autant on m’idéalisait avant, autant cela prêtait le flanc à la désillusion. Comme le dit Pascal: on aimait des qualités et pas l’être...

Quel message aimeriez-vous faire passer ici?
Les outils spirituels, c’est vraiment du concret, cela peut changer la vie et ça libère! Ce qui est étonnant, c’est que cette épreuve m’a rapproché des personnes handicapées, le rapport au corps, la fragilité, j’ai reçu beaucoup de soutien d’associations et, finalement, ce sont mes racines. Ce qui m’a aidé, c’est d’avoir pu compter sur ceux que j’appelle désormais mes anges gardiens. Et parmi eux mon avocat, Loïc Parein, qui m’a beaucoup aidé. Mais il y a toujours une méfiance... Je pense qu’il y a encore des combats à mener dans notre société pour améliorer la condition des personnes handicapées. J’ai dû aller au Tribunal cantonal contre l’AI pour avoir quelques heures en plus d’aide par semaine, j’ai perdu! Mais en résumé, je dirais que c’est le lien social qui compte le plus à mes yeux et pouvoir témoigner que j’ai eu peur, ça peut aider d’autres personnes. J’aurai 50 ans le 26 novembre. J’ai encore envie de pouvoir transmettre pendant quelques années!

Un article de «L'illustré» n°45

Cet article a été publié initialement dans le n°45 de «L'illustré», paru en kiosque le 6 novembre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°45 de «L'illustré», paru en kiosque le 6 novembre 2025.

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