«Ce n’était ni un féminicide, ni un crime passionnel mais bien un quadruple assassinat doublé d’un triple infanticide, méticuleusement préparé à l’issue d’un scénario digne de Hollywood et exécuté avec une froideur qui a stupéfié les enquêteurs…» Si Corinne et Marcel Singy ont accepté de nous recevoir, «ce n’est certainement pas pour faire pleurer dans les chaumières» mais pour dire enfin leur vérité et avancer sur le chemin de leur impossible deuil. Le couple est attablé dignement dans l’arrière-salle du restaurant Le Cheval Blanc d’Yverdon (VD). C’est dans le centre équestre attenant que leurs petites-filles, cavalières, avaient leurs habitudes. Des portraits d’elles, lumineuses, ornent plusieurs murs, distillant un sentiment d’immense gâchis.
Il change de chargeur et tire de nouveau
Flash-back. Le 9 mars 2023, un coup de poignard frappe en plein cœur les parents de Coralie C.* Ce matin-là vers 6h30, cette Vaudoise de 40 ans et ses trois filles adorées, Alyssia, 13 ans, Madyson, 9 ans, et Chelsey, 5 ans, sont exécutées de plusieurs balles dans la tête, alors qu’elles dorment dans leur maison au centre d’Yverdon. L’enquête, dont les grandes lignes ont été révélées à la fin du mois de juin dernier, après deux ans d’investigations, confirme que leur assassin est bien Jérôme C.* L’homme de 45 ans était l’ex-conjoint de Coralie et le père des fillettes. Déterminé, il a «changé de chargeur avec un sang-froid qui avait glacé les policiers», versé 60 litres d’essence sur les lits et allumé le tout avec un briquet, puis s’était tiré une balle dans la tête au sous-sol du domicile avec son pistolet Smith & Wesson 357 Magnum.
Selon la justice, le Fribourgeois se serait senti acculé «par d’importants engagements financiers avec plusieurs partenaires d’affaires». A part la précision que toute intervention extérieure le jour du drame a été exclue, le Ministère public vaudois n’en révélait pas beaucoup plus, soucieux de «respecter la sphère privée des défunts et de leurs proches». Mais ce sont en réalité surtout les parents de l’assassin qui gagnent à rester dans l’ombre. Pour faire taire les fantasmes et les rumeurs, Corinne et Marcel Singy, eux, souhaitent tout au contraire que la lumière soit faite sur les agissements de ce Jérôme C. qui fut le mari de leur fille pour le pire.
Elevé dans une «secte» sulfureuse
Pour cela, ils commencent par le début: «On ne peut rien comprendre à la psychologie fragile de cet homme si l’on ne sait pas qu’il a fait partie du mouvement Mahikari dès l’âge de 5 ans». Cette organisation, née au Japon en 1959, est considérée en France comme une secte. Elle est présente dans une centaine de pays. Ses membres pratiquent une méthode de purification spirituelle appelée «art de la vraie lumière», ce afin de favoriser «l’avancement de la paix mondiale»… Mais lors du mariage de leur fille unique, Corinne et Marcel Singy ignorent tout cela.
Tout juste se méfient-ils intuitivement de cet «homme grassouillet, mielleux, séducteur, m’as-tu-vu» et arborant en permanence un mystérieux pendentif emballé autour du cou. Leur fille l’avait connu en 2007 sur un site de rencontre, où son profil arborait une photo de clown… Pour Coralie, jolie fille, joviale, simple, naturelle et généreuse, Jérôme était comme un combat à gagner. Lui avait bizarrement tout mis en œuvre pour l’épouser le 8 du 8 (août) de 2008. Soit une année seulement après leur rencontre. Les Singy ignoraient alors aussi que leur futur gendre avait déjà été brièvement marié une première fois dans la vingtaine. Cette union s’était soldée par un échec, l’un des premiers d’une longue liste – comme le fut le passage éclair du disparu dans les rangs de la gendarmerie vaudoise entre 2001 et 2005.
Un besoin maladif de reconnaissance
«Jérôme semblait chercher maladi-vement la reconnaissance de sa mère, avec qui il donnait l’impression de continuer à se comporter comme un gamin. Nous avions le sentiment qu’il se sentait profondément dévalorisé par de récurrentes comparaisons avec sa sœur cadette, une brillante scientifique», se souvient Corinne Singy. Dans sa belle-famille, le futur assassin découvre avec plaisir et étonnement «une atmosphère saine où l’on s’aime, on se dit les choses, on s’engueule parfois, on va voir des concerts et des expos, on aime la vie…» Dans un premier temps, ce bol d’air lui fait du bien. Petit à petit, le Fribourgeois prend même ses distances avec Mahikari, délaisse ses réunions hebdo-madaires au dojo de Corsier-sur-Vevey puis ne porte plus son pendentif.
Mais ces débuts prometteurs ne tiennent pas. L’homme est rattrapé par son insondable vide intérieur et une impérieuse urgence à le combler. Incapable de simplement être adulte, mari et père, il croit panser ses blessures dans le «faire» ou en les oubliant furtivement avec des maîtresses ou des prostituées. Tout est là pour faire son bonheur mais lui préfère se rêver puissant, comme ce requin qu’il a fait tatouer sur son avant-bras droit, et grand businessman. Le Fribourgeois rêve d’ailleurs de reprendre totalement les rênes de l’entreprise dans laquelle il travaillait, mais il n’y parviendra jamais.
Des affaires fumeuses à la pelle
Ce travail lui rapporte un salaire mensuel plutôt confortable d’environ 10'000 francs. Mais, sans doute pour se prouver qu’il peut se débrouiller seul, Jérôme C. se perd entre deux trains et deux avions dans des affaires fumeuses. «Il vide au passage à deux reprises les comptes d’épargne de Coralie mais malgré cela, rien ne marche jamais autant qu’espéré et ce n’est jamais vraiment de sa faute mais celle du covid, de la guerre en Ukraine ou de ses partenaires…» Tour à tour, le Fribourgeois ouvre ainsi une galerie d’art du côté de Montreux (laissant une ardoise de 100'000 francs), se lance dans le commerce de diamants avec des Africains à Anvers, puis dans celui de montres de luxe, dans les chalets en Valais (coulant une société dans la foulée) et, enfin, croit trouver son graal ultime dans le trafic de poudre de cuivre de haute pureté.
C’est cette dernière affaire d’ailleurs qui le conduira, selon toute vraisemblance, à choisir d’emporter toute sa famille avec lui dans la mort. Un funeste jour, un parent lui présente des «mafieux de Monaco». Ces derniers se laissent convaincre d’injecter 60 millions de francs dans cette lucrative poudre par «Jérôme le beau parleur». Mais au fil des mois, ces gens, «qui ne sont pas des enfants de chœur», perdent confiance et patience. Jérôme C. est officiellement domicilié en Afrique du Sud depuis plusieurs années et ils n’arrivent plus à le joindre. L’homme est séparé de son épouse depuis fin 2018 et lui verse 7000 francs par mois de pension alimentaire. Toutefois, cette dernière persiste à l’héberger dans sa maison d’Yverdon. Elle espère secrètement une hypothétique métamorphose de cet époux pesant désormais plus de 110 kilos, que ses beaux-parents décrivent comme «un père absent passant le plus clair de ses journées en Suisse affalé sur le canapé du salon à compulsivement manger ou à pianoter sur son natel».
Menaces de mort
Un jour de 2022, les malfrats monégasques se présentent au domicile des parents de Jérôme C. à Attalens et se montrent très agressifs. «Lors de leur seconde visite, neuf mois avant le drame, ils ont menacé de mettre une balle dans la tête de la mère de Jérôme ainsi que dans celle de son père, de sa sœur, de ses deux enfants et de brûler leurs maisons», expliquent les Singy, qui ont découvert avec stupeur ces faits au fil de l’enquête. Fin 2022, ils offrent généreusement des vacances mexicaines à Cancún pour les Fêtes à toute leur famille.
Jérôme est de la partie mais, comme à la maison, il est là sans être vraiment là. Coralie tombe sur des échanges de SMS et de photos entre Jérôme et sa maîtresse du moment. Puis arrive sur son natel un SMS du parent de son mari qui l’avait mis en contact avec les Monégasques, lequel achève de gâcher la fête: «Il faudrait dire au menteur que je le cherche, s’il veut encore avoir des chevaux en rentrant… Je vais semer une merde comme il a jamais vu! Je vous informe qu’à la rentrée, je dépose des commandements de payer à hauteur de 25 millions de francs suisses sur les sociétés à votre nom. Et je vais tout ramasser pour lui apprendre à mentir. Bonnes vacances au Mexique avec mon argent. Qu’il profite bien de la vue le fumier. Au plaisir.»
Coralie vacille, mais Jérôme minimise avec son habituelle force de conviction. Corinne Singy, elle, pressentant que «tout cela va mal finir», enjoint une nouvelle fois à sa fille de couper les ponts. «Jérôme ne ferait jamais de mal à ses filles», lui répond bizarrement l’intéressée. «Pour moi, c’était quelqu’un de mou, je ne l’aurais effectivement jamais imaginé faire de mal à une mouche», confirme Corinne Singy, que la phrase de Coralie hante désormais.
Jérôme C. se sent acculé et tourne en rond dans la maison d’Yverdon. En janvier puis en février, il est convoqué au tribunal de Morges pour escroquerie et faux dans les titres. Son angoisse le submerge et devient palpable. En février, pour la première fois, le père de famille frappe sa fille aînée, pour une banale histoire de natel, jusqu’à ce que son ex-femme s’interpose. Aux yeux de ses beaux-parents, sa relation avec ses enfants est stérile et dysfonctionnelle depuis toujours. Alyssia comme Madyson semblent le fuir dès que possible en allant dormir chez leurs grands-parents maternels.
Dernières heures d’errance
Les dernières heures du criminel ont été précisément retracées par les enquêteurs dans leur rapport de 1700 pages, que nous avons pu consulter. Le 7 mars 2023, Jérôme C. prend le train pour Berne où il va voir des prostituées, puis revient, toujours en train, à Yverdon. Il prend sa voiture direction Lausanne alors même qu’il sait que ses créanciers monégasques viennent de descendre dans un grand établissement lausannois pour le traquer. Il loue une chambre dans un hôtel proche la gare, envoie un SMS à sa maîtresse lui demandant de le rejoindre. Cette dernière n’étant pas disponible, il repart et s’arrête à Aquatis pour passer des coups de téléphone. Une fois de retour à Yverdon, il embarque Chelsey, sa petite dernière, direction le Landi d’Yverdon. N’y trouvant pas les trois jerricanes qu’il cherche, le quadragénaire se rend au Jumbo, où il en déniche en rayon. Il les achète, les remplit tranquillement d’essence. Le 8 mars, il part faire de banales courses à la Migros et chez Denner. Une poignée d’heures après, les flammes dévoreront son cadavre, ceux de ses filles et de leur mère…
Les analyses médicolégales ont montré que Jérôme C. n’était ni drogué ni alcoolisé au moment de son quadruple assassinat. L’homme laisse derrière lui 750'000 francs de poursuites rien qu’en Suisse, une société fantôme baptisée Carfin Partners AG dans le canton de Saint-Gall au nom de sa femme – dont il a imité la signature –, mais surtout un grand mystère. Dans un coffre ultra-sécurisé, loué 28'000 francs l’année à l’aéroport de Zurich, le Fribourgeois avait stocké 3 tonnes de poudre de cuivre de haute pureté. Selon une facture retrouvée par les enquêteurs, il aurait acheté pour 795 millions de dollars de cette poudre très prisée dans certaines applications de haute technologie. Un jour d’octobre 2022, Jérôme s’était rendu au coffre avec Coralie et s’était photographié devant la marchandise avec le journal du jour. «Sur un autre cliché pris ce jour-là, notre fille est méconnaissable tant son visage est déformé par la peur», raconte Corinne Singy. Les enquêteurs ont finalement réussi à faire ouvrir ce coffre fin 2023. Il était vide… vide comme le cœur et l’âme de Jérôme C. Vide comme ce que le Fribourgeois a laissé, là où ses trois filles avaient la vie devant elles et sa femme plus d’amour qu’il n’en fallait pour les accompagner sur leurs chemins…
*Noms connus de la rédaction