C'est un domaine hautement sensible, où la moindre statistique peut faire l'effet d'une bombe. Depuis 2021, le Jura vaudois est chaque été le théâtre d'attaques répétées de loups sur des bovins. Jusqu'ici, les chiffres disponibles laissaient penser que seul un petit pourcentage des veaux et génisses morts sur les alpages étaient dus aux prédateurs, les autres décès étant causés notamment par des maladies ou des accidents.
Or, le KORA, une fondation qui fait des recherches principalement sur mandat de l'Office fédéral de l'environnement, a livré des chiffres inédits dans un rapport publié ce mardi: dans le Jura vaudois, entre 17% et 33% des décès de bovins sur les alpages en 2024 seraient attribuables aux attaques de loups.
6% en mai dernier
Un pourcentage beaucoup plus élevé que les chiffres rendus publics jusqu'ici. En mai dernier encore, le Conseil d'Etat vaudois annonçait ainsi, dans sa réponse à une interpellation déposée par le député socialiste Denis Corboz, que le loup était responsable de 6% des décès de bovidés dans le canton.
Dans un contexte de méfiance croissante envers l'Etat, tant du côté des éleveurs que de celui de défenseurs du loup, cet écart a son importance. Le fait qu'il s'agisse, dans le second cas, du pourcentage sur l'ensemble du canton, et dans le premier, uniquement du Jura vaudois, ne suffit pas à expliquer cette différence. En effet, toujours selon le KORA, la mortalité due au loup serait de 9% à 19% sur tout le territoire vaudois en 2024 - et entre 5% et 11 % en 2023, le nombre d'attaques étant en hausse y compris cette année.
Si ces nouveaux chiffres ont un potentiel explosif, c'est parce qu'ils peuvent laisser penser que le nombre d'attaques communiqué par l'Etat aurait longtemps été inférieur au nombre d'attaques réel. Or, le problème n'est pas là. Blick vous explique pourquoi.
Dans son rapport sur les attaques de bovins par les loups dans le Jura vaudois (2023-2024), rédigé dans le cadre du projet Wolves and Cattle élaboré en collaboration avec l’Université de Lausanne, le KORA explique pourquoi il présente ses résultats sous forme de fourchettes: les chiffres sur la mortalité du bétail disponibles dans la Banque de données sur le trafic des animaux en Suisse (BDTA) contiennent des incertitudes importantes.
Au cours de ses recherches, la fondation a ainsi constaté que 57% des cas de mortalité dus au loup n’étaient pas détectables comme «péris» dans les données fournies par Identitas AG, la société qui exploite la BDTA. Cela ne signifie pas que ces prédations ne sont pas répertoriées par l'Etat: les éleveurs peuvent annoncer une attaque et toucher une indemnisation sans que le BDTA ne soit mis au courant.
Erreur de script corrigée
En outre, «le taux de 6 % communiqué par le canton en mai provenait de données encore affectées par une erreur de script, qui a été corrigée par Identitas AG depuis», explique Philippine Surer, doctorante dans le projet Wolfes and Cattle. Dans sa réponse, le Conseil d'Etat évoquait un total de quelque 700 bovins morts sur les alpages du canton, alors que les données disponibles en ligne aujourd'hui n'en relèvent plus que 198.
Avec la proportion non répertoriée dans le BDTA et le facteur correctif, le KORA estime aujourd'hui le nombre total de décès dans le canton de Vaud à 462 pour 2024 - d'où la fourchette située entre 9% et 19% pour l'ensemble du territoire, étant donné qu'il y a eu 41 prédations de loups cette année-là.
«Nous nous sommes rendu compte de la complexité du sujet en travaillant là-dessus, relève Philippine Surer. Il est vrai que la fourchette d'estimation est très large. Mais notre but est de livrer des éléments les plus proches possibles de la réalité, des éléments factuels sur la base desquels il est possible de lancer une vraie discussion.»
La doctorante relève par ailleurs que seule une très faible proportion (1-2‰) des bovins en zone d'estivage du Jura vaudois ont été victimes des loups en 2023 et 2024.
Jeunes bovins de race laitière visés
Outre ces données concernant la mortalité, l'étude du KORA révèle que dans le Jura vaudois, les loups se concentrent principalement sur les animaux de race laitière, et plus spécifiquement sur celles de race Holstein. Mais quasi exclusivement sur les plus jeunes, puisque 97% des bovins prédatés avaient moins de deux ans lorsqu'ils ont été attaqués.
Contactée, Identitas AG confirme que la mort de certains bovins prédatés par des loups a été déclarée tardivement par les éleveurs concernés, «ce qui entraîne des inexactitudes dans les statistiques», selon Karl Küenzi, porte-parole.
Il précise que le mandat de cette société se base essentiellement sur un règlement du Conseil fédéral et que le système de signalement du trafic d'animaux repose sur la législation relative aux épizooties et découle de la lutte contre ces maladies. «Le système de signalement actuel n'est donc pas spécifiquement adapté aux signalements de dommages causés par les grands prédateurs et aux statistiques correspondantes», ajoute-t-il.
Au Grand Conseil, une réponse du Conseil d'Etat a été différée récemment afin de faire toute la lumière sur les chiffres dans ce domaine. Contacté, le directeur de la direction générale de l'agriculture, de la viticulture et des améliorations foncières, Frédéric Brand, assure que «du côté de l’Etat, il n’y a eu aucune volonté de cacher des informations. Lorsque nous avons compris qu’il y avait des erreurs et des incertitudes dans les données, nous avons différé notre réponse pour être sûrs de livrer des informations les plus correctes possibles.»
Des chiffres fiables dès la prochaine saison?
Les chiffres devraient être beaucoup plus fiables dès la prochaine saison d’estivage, assure le directeur: «L’erreur de script a été corrigée. Quant aux éleveurs, ils devront désormais remplir deux conditions avant de prétendre à une indemnisation: annoncer à la société qui gère la base de données le décès de la bête prédatée et fournir une attestation du clos d’équarrissage.»
Pas de quoi apaiser les principaux concernés, qui se plaignent déjà de crouler sous la paperasse. Pendant ce temps, la grogne ne faiblit pas sur le terrain, quelques jours après des manifestations ayant réuni plus de 150 personnes dans le Jura pour sensibiliser aux conséquences des attaques de loups.
Vache de 800 kilos blessée
«Ces jours, une partie du bétail est en train de redescendre et nous sommes inquiets pour les bêtes qui restent en haut», explique le président de la Fédération vaudoise des syndicats d'élevage bovin, Philippe Germain.
Celui qui est également député PLR ajoute que «cette année, c'est énorme. Ces derniers temps, il y a eu quasiment une attaque par jour dans la région. Dimanche dernier, j'ai eu une vache de 800 kilos qui a été blessée aux cuisses, aux mamelles et à la vulve. Comme les loups transmettent beaucoup de bactéries, elle avait 40° de fièvre le lendemain. Je suis sûr qu'on nous ment et qu'il y a plus d'attaques que ce qu'on nous dit officiellement.»
La gestion du loup dans le Jura vaudois reste un challenge de taille pour l'Etat.