Alors que Lausanne s’apprête à entrer dans la période des fêtes et que les élans de solidarité se multiplient, plusieurs employés du marché de Bô Noël tirent la sonnette d’alarme. Dans une tribune anonyme, ils dénoncent des pratiques jugées «choquantes» à l’égard des personnes sans domicile fixe, ainsi que des conditions de travail qu’ils qualifient de «préoccupantes»
Selon leur témoignage, les employés auraient reçu de nouvelles directives ciblant explicitement les personnes sans domicile fixe. Un responsable aurait affirmé que certains d’entre eux se seraient «embourgeoisés» et posséderaient désormais des cartes bancaires, et que les «pouilleux malhonnêtes» ne devraient plus se voir restituer la consigne de leurs verres de deux francs.
Les employés évoquent une stigmatisation qu’ils jugent incompatible avec la dignité humaine. Des accusations rejetées en bloc par les fondateurs du marché lausannois qui parlent «d'informations erronées».
«Lutter contre la mendicité»
Le collectif a transmis à Blick plusieurs captures d’écran de discussions WhatsApp. Dans l’un des messages, un responsable écrit: «Je vous rappelle qu’afin de lutter contre la mendicité, nous devons nous efforcer de ne pas rendre en monnaie aux sans-abris.» Il y désigne également un barman qui aurait remboursé 20 francs de consigne plus tôt dans la journée. L’employé mis en cause explique que la personne sans domicile fixe était «insistante et embêtante».
Florian Schmied, cofondateur de Bô Noël, nuance: «Cela fait partie de la stratégie globale de sécurité du marché.» Il affirme que certaines personnes «malintentionnées agressent et gênent» les visiteurs pour récupérer les verres consignés. Pour ne pas «entretenir cette pratique illicite» et assurer le bien-être des clients, les organisateurs ont décidé de ne plus rembourser les mendiants arrivant avec des piles de verres.
José Martinez, autre fondateur, va plus loin. Selon lui, la présence de personnes marginalisées crée un malaise au sein des visiteurs: «Ils sont souillés, pas propres et ramassent aussi des sacs et des téléphones.» Interrogé sur les critères permettant de refuser une consigne, il assure que le marché travaille avec la police et tient une liste de «personnes assignées à distance». Le personnel doit également repérer les comportements agressifs ou les tentatives d’obtenir des verres de force. Une frontière jugée très fine par les employés, qui dénoncent des critères subjectifs «fondée sur l’apparence et la précarité sociale».
«Ils sont crades»
Interrogés sur l’emploi du terme «pouilleux malhonnêtes», les fondateurs ne tiennent pas le même discours. Florian Schmied affirme ne pas cautionner ce vocabulaire, qu’il attribue au stress de l’événement, et assure que les responsables sont rappelés à l’ordre.
José Martinez, lui, ne se dit «pas choqué»: «C’est un mot argoté.» Il tient lui-même des propos durs envers les sans-abris, affirmant qu’ils «sont crades sur eux-mêmes et dégueulasses». Il évoque notamment un incident impliquant une mendiante montée à l’étage du Coeurnotzet, qui aurait uriné sur le plancher, éclaboussant des visiteurs installés au niveau inférieur.
«On est submergés de situations comme celle-là, et nous n’avons toujours pas de solution contre la mendicité», s'indigne José Martinez. Son discours se durcit encore lorsqu’il évoque ceux qu’il appelle «les parasites». Selon lui, de nouveaux profils de pickpockets rôderaient désormais à Bô Noël: des Bulgares «jeunes et propres», donc difficilement identifiables.
Mais le fondateur insiste, l'atmosphère sur le marché est incroyable, avec une excellente fréquentation: «Ce sont des cas très isolés, qui ne reflètent pas l’ambiance générale de Lausanne ni de Bô Noël.»
Des conditions de travail inquiétantes?
Les employés dénoncent aussi la précarité de leurs propres conditions: salaires modestes et dépendance aux pourboires. Or, selon eux, ces pourboires ne leur seraient pas intégralement reversés, créant une pression constante et une «insécurité financière». Dans une discussion WhatsApp, un responsable évoque même la possibilité de compenser des erreurs de caisse avec les pourboires durement collectés.
«Je vous le dis CASH je vais commencer à utiliser les verres en tips pour effacer toutes ces erreurs alors merci de vous concentrer pour éviter de perdre des tips» (sic), écrit-il. Autrement dit, l’argent des consignes laissé volontairement par les clients pourrait ne pas revenir aux employés.
Les organisateurs contestent ces accusations. Ils accusent un petit groupe d'employés «malintentionnés» d'avoir participé à un «vol interne» en encaissant deux fois les consignes: une première fois en les rendant aux clients, une seconde en les plaçant dans la caisse des pourboires. José Martinez évoque un préjudice de 10'000 francs en 10 jours. Pour faire face à cette perte pas négligeable, ils ont instauré une règle: les verres donnés en pourboires doivent passer par un responsable. «Depuis, il n’y a plus d’abus», affirme-t-il.
Des employés claquent la porte
Les fondateurs assurent bien traiter leurs employés et répondre à la Convention collective de travail pour l'hôtellerie-restauration suisse. Ils précisent que les pourboires ne sont pas interdits et mettent également en avant un soutien financier direct à leur personnel: un franc reversé au personnel pour chaque thé Bô Noël vendu, et deux francs pour chaque tasse en aluminium vendue. «Cette lettre n’est pas représentative de ce que l’on vit», affirment-ils.
Dans la tribune, certains employés expliquent pourtant craindre de dénoncer ces pratiques par peur de «rétorsions». Selon le collectif, ceux qui ont signalé leurs conditions de travail n’auraient pas été réengagés ou auraient vu leur contrat interrompu. Une pression qui serait aussi ressentie au Riviera Noël, où le personnel évoque un «climat de peur et de silence».
Une ambiance «bonne enfant»
Face à cette situation, plusieurs employés ont quitté leur poste. «Déçu et mal à l’aise avec certaines conditions et attitudes de travail, je préfère me retirer pour rester aligné à mes valeurs», tonne un barman dans un groupe WhatsApp. «L’organisation et certaines conditions de travail ne sont pas acceptables pour moi, notamment au niveau du respect et de la communication», ajoute un autre.
Pour les fondateurs, il ne s’agit que d’un «noyau dur» d’employés isolés ayant fauté. José Martinez affirme par exemple qu’une employée «nuisible» n’aurait travaillé que «deux jours et demi». Florian Schmied parle, lui, «de personnes peut-être frustrées de leur sort», assurant que l’ambiance au sein du staff est «bonne enfant» et ne correspond en rien au tableau dressé dans la tribune.