«Ecoutez le pouillot véloce qui appelle son amoureuse au lieu de regarder vos téléphones!», nous tance notre guide dans ce petit vallon neuchâtelois où il nous a donné rendez-vous. «C’est une chance de nous retrouver ici, maintenant, au milieu de toute cette vie, s’emballe Julien Perrot. Car la vie, c’est ici et maintenant, pas demain. S’ancrer dans le moment présent, c’est une bonne manière de surmonter ses inquiétudes. Car c’est normal d’être écoanxieux aujourd’hui. Mais agissons plutôt que de se morfondre dans son coin. Se mettre en lien avec d’autres gens qui partagent les mêmes émotions et les mêmes aspirations, dans son village ou dans son quartier, et mener des actions communes, cela libère beaucoup d’énergie.»
Et il sait de quoi il parle en termes d’énergie dans la mesure où cela fait quarante-deux ans qu’il agit, qu’il se bat, qu’il entreprend en faveur du monde vivant et d’un meilleur respect de celui-ci.
Du fanzine au magazine
C’est en 1983 en effet que le petit écolier vaudois solitaire avait typographié à 11 ans le premier numéro de «La Salamandre» sur la machine à écrire de sa grand-maman. Aujourd’hui, l’adorable fanzine est devenu depuis longtemps un magazine respecté et basé à Neuchâtel. Les différentes déclinaisons du titre, sur papier ou sous forme électronique, et la maison d’édition aux couleurs jaune et noir du célèbre amphibien comptent 28 salariés malgré les difficultés actuelles des médias.
Au panthéon des naturalistes suisses, Julien Perrot mérite donc une place d’honneur grâce à cette formidable entreprise de partage des connaissances qu’est «La Salamandre» et qui part du principe qu’on ne respecte bien que ce qu’on connaît bien, et que le monde vivant ne déroge pas à cette règle.
Celles et ceux qui connaissent le nom des oiseaux ou les familles de fleurs alpines attribuent une plus grande valeur à la nature que celles et ceux qui ne font qu’admirer le paysage. La fantastique diversité de la vie sur Terre, sa fascinante évolution au fil de centaines de millions d’années, la folle complexité biologique de ces centaines de milliers de créatures ont plus que jamais besoin de héros et de hérauts compétents, de scientifiques bienveillants, pour valoriser ce trésor inestimable et fragile.
Ce rôle de porte-parole du monde vivant, c’est le rôle de sa vie, à Julien Perrot. Et cette vie valait la peine d’être racontée, car elle a indéniablement valeur d’exemple. Elle est aussi porteuse d’un message positif, ce qui est précieux en ces temps d’écodépression. «La posture que j’essaie de pratiquer au quotidien et que je propose dans mon livre est celle d’un funambule. Etre à la fois lucide sur la gravité de ce qui se passe dans le monde... et en même temps continuer à connecter la joie et l’énergie d’agir. Notre vie est trop belle et miraculeuse pour qu’on se la gâche! Et comme je vous l’ai crié juste avant quand vous étiez hypnotisés par l’écran de vos téléphones, vivons le moment présent malgré la situation générale extrêmement préoccupante!»
Des méthodes pour se détendre
Bon, d’accord, mais plus facile à dire qu’à faire, non? «C’est en effet difficile, reconnaît-il. Mais il y a des outils qui peuvent aider: le yoga, la méditation, des approches de pleine conscience, autant de démarches à la mode que je trouve personnellement très positives. Ces pratiques apportent aussi une bienvenue petite touche de spiritualité dans ce monde épouvantablement matérialiste.»
Et puis, autre suggestion pour garder le moral: la lecture de cette passionnante «Vie pour la nature», qui se déguste délicatement au fil de sa soixantaine de courts chapitres. Chacun de ces épisodes met en scène une espèce animale ou végétale. Mésange, véronique, trilobite, tyrannosaure, mouette, coucou, lichen, loup, bruant ou, bien sûr, l’incontournable salamandre, le long générique botanique et zoologique des actrices et des acteurs structure des souvenirs et des anecdotes d’une infinie variété dans la vie de l’auteur. Et c’est ainsi que le parcours de Monsieur Salamandre, avec ses hauts et ses bas, ses succès et ses échecs, est raconté en symbiose parfaite avec le personnage central du récit: le monde vivant, dans sa majesté et sa richesse.
«Les livres sur la nature, il en paraît énormément, explique, comme pour s’excuser, Julien Perrot. Alors, encouragé par des amis, l’idée de raconter ma vie m’a semblé peut-être plus originale et plus intrigante. Car, comme tout journaliste, j’aime écrire pour être lu. Mais comme je n’aime pas me mettre en avant, j’ai choisi de mettre en avant dans chaque chapitre l’une de nos cousines ou l’un de nos cousins sauvages. Et d’ailleurs on peut lire ces courtes nouvelles dans l’ordre chronologique ou dans le désordre, au gré de vos envies du moment.» Cet exercice de funambulisme réserve une densité d’informations maximale tout en réservant des émotions aux lectrices et lecteurs.
Car l’émotion fait partie de l’enjeu global, selon lui: «Pour ma part, je me considère comme un naturaliste passeur, celui qui se nourrit de toutes ses rencontres sauvages pour transmettre des connaissances et surtout des émotions capables de remuer les consciences», écrit l’auteur dans le chapitre sur le papillon empereur.
Emerveillement, certes, mais aussi parfois colère face aux dévastations? «Oui, c’est une émotion parfois difficile à traverser mais qui peut donner beaucoup d’énergie pour une action positive. Une de mes ressources pour rester ancré, c’est de vivre autant d’expériences que possible dans la nature, bivouac sous les étoiles, affût au terrier du renard, contemplation du soleil qui se lève ou de la forêt illuminée par la lune. Tout cela me reconnecte au vrai monde.»
Et les études de biologie, quelle importance ont-elles eue dans la trajectoire de Julien Perrot? Sans ce diplôme universitaire, que seraient-ils devenus, lui et sa «Salamandre»? «Si je n’avais pas fait ces études, je serais sans doute aussi devenu journaliste et aurais développé 'La Salamandre'. Mais ces années à l’Université de Neuchâtel restent comme une période géniale. Mon master m’a donné de la crédibilité. Ces études m’ont appris beaucoup de choses sur les subtilités des équilibres vivants, m’ouvrant de belles perspectives à transmettre à travers toutes les publications de 'La Salamandre'.»
«Mais ce que j’ai reçu de plus précieux dans le milieu académique, ce sont les rencontres avec d’autres passionnés. Et puis, avec le temps, ma relation à la nature a évolué. Mon approche est devenue plus intuitive, plus multisensorielle, même un peu spirituelle, et pas uniquement scientifique. La vie m’a offert d’autres couches, en quelque sorte. Pour moi, une forêt, aujourd’hui, c’est une église, c’est sacré, comme cela l’était pour nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. En enlevant sa valeur sacrée au monde vivant, on a rendu possible sa destruction.»
Malgré des yeux défaillants
Cette autobiographie permet aussi de mesurer l’énergie phénoménale de ce bonhomme un peu spécial. Car le petit Julien est né avec un lourd déficit visuel. Cet observateur acharné des spectacles naturels doit se contenter de 25% d’une vision normale. «En schématisant, on peut dire que quand j’utilise des jumelles, cela correspond à une vision normale à l’œil nu, et quand j’utilise un télescope, c’est comparable à la finesse de détails que vous voyez aux jumelles.»
Durant toute sa scolarité et ses études, les notes professorales écrites à la craie sur le tableau noir furent pénibles à décrypter. Son handicap lui a valu en outre une prime enfance solitaire et qui s’est donc tournée sur les infinies manifestations du vivant, tandis que les autres enfants se concentraient sur leur seul ballon de foot.
Mais Julien Perrot incarne également des sciences naturelles qui – hélas pour la nature – ne sont plus aussi valorisées par le monde académique que par le passé. Car la biologie s’est énormément spécialisée. Il est plus «smart» aujourd’hui de faire, par exemple, de la génétique ou de la virologie en s’enfermant dans des laboratoires high-tech, plutôt que d’identifier sur le terrain et sous la pluie une plante ou un insecte rare, d’évaluer leur population et d’étudier l’ensemble du biotope ou les interactions entre les différentes espèces qui y cohabitent. L’évolution de la recherche scientifique et son financement sont plus que jamais conditionnés par des impératifs de profit économique à moyen terme.
Dans ce contexte, le naturaliste de terrain apparaît, à tort, comme un poétique et désuet collectionneur d’espèces. A tort, car le monde vivant continue à se faire dénaturer par les activités humaines et le prix à payer pour notre espèce promet d’être lourd. La nature, le monde vivant, la «vraie vie» a donc plus que jamais besoin de scientifiques compétents pour la défendre contre la bêtise et la prédation des humains. Et cette même nature a aussi besoin de moyens publics pour améliorer sa préservation, voire sa restauration.
Julien Perrot inspire enfin une qualité essentielle aujourd’hui: l’enthousiasme. Quand nous l’avons rencontré, il venait d’observer dans le Jura bernois, à quelques mètres de lui et toute une nuit, une mère lynx et son jeune en train de manger leur proie, un beau chevreuil. En racontant en détail cette longue observation mutuelle – car les lynx n’ont en fait pas peur des humains –, le naturaliste en avait encore la voix tremblante.
Cet article a été publié initialement dans le n°20 de L'illustré, paru en kiosque le 15 mai 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°20 de L'illustré, paru en kiosque le 15 mai 2025.