Jeudi 4 décembre devait être un jour à marquer d’une croix blanche pour la jeune designer Lirjeta Maxhuni. Des années de recherches, de prototypage et de travail se matérialisaient enfin sous ses yeux avec la livraison, à son domicile, des 30 blouses gynécologiques qu’elle avait pensées de A à Z, de la conception à la production.
Son concept de vêtement, baptisé Gynecare+, vise à permettre aux médecins de réaliser des examens gynécologiques – seins, pelviens et échographies – grâce à des ouvertures positionnées de manière stratégique, afin de ne dévoiler qu’un espace de nudité strictement nécessaire. Une nouvelle étape devait suivre dans les jours suivants, avant une éventuelle commercialisation: des tests auprès de 12 gynécologues et de leurs patientes en Suisse romande.
Mais la journée prend une tout autre tournure pour l’étudiante de 27 ans. Des amis lui signalent un post sur Instagram dans lequel un entrepreneur basé dans l’Aube (France) est présenté comme l’inventeur d’une blouse gynécologique. «Mon premier réflexe a été de me dire: ‘c’est cool qu’une personne propose des solutions dans le domaine de la santé féminine’», relate la Veveysanne. Jusqu’à ce qu’elle découvre plusieurs articles de presse, dont un du quotidien «Le Parisien», avec un titre sans équivoque: «’C’est dingue que ça n’existait pas’. Pour ses filles et en hommage à sa mère, il invente la blouse gynécologique.» Elle reste bouche bée.
La jeune femme se rend alors sur le site web de l’entrepreneur français. «Je m’attendais à trouver des recherches, des étapes de développement. Il n’y avait rien de concret, seulement des vidéos générées par l’intelligence artificielle. Et surtout, j’ai reconnu très clairement des éléments de mon projet: les croquis, les maquettes, les codes couleur, tout ressemblait énormément à la première version que j’avais publiée sur mes réseaux sociaux», déplore-t-elle.
Des similitudes troublantes
Pour étayer ses propos, Lirjeta Maxhuni a apporté à la rédaction de Blick ses carnets de recherche, son mémoire et une pile de travaux réalisés lors de son bachelor en design industriel à l’ECAL de 2021 à 2023. Elle pointe de nombreuses similitudes avec le projet de l’ingénieur français. «Il utilise les mêmes volets rabattables sur le bas du corps, la même logique d’ouverture par ‘étages’ au niveau du ventre», décrit-elle, documents à l’appui. «J’avais abandonné ce système, car il n’était ni sécurisable ni pratique pour les examens. Lui le reprend presque à l’identique, dans une couleur très proche de ma blouse bordeaux, sans donner d’explication sur ce choix.»
Une teinte qui ne doit rien au hasard selon l’étudiante. «Après discussion avec des spécialistes, on s’est rendu compte que cette couleur permettait de moins remarquer les éventuelles taches de sang, ce qui permet d’éviter un sentiment de malaise chez certaines patientes.»
Autre détail troublant, selon elle: les formulations utilisées sur le site de l’entrepreneur. «Un vocabulaire proche du mien avec les idées de bienveillance, de sécurité, de gêne ou encore celle de ‘ne découvrir que ce qui est nécessaire’. Or, certains des termes qu’il emploie ne sont pas exacts. Il parle d’examen vaginal, alors qu’on évoque en réalité un examen pelvien. Cela m’a donné l’impression d’un texte reformulé sans véritable maîtrise du sujet, voire passé sur ChatGPT», assure-t-elle.
Dernière coïncidence relevée par la Veveysanne: le modèle logistique. «Avec mes coachs en entrepreneuriat, j’avais imaginé un système d’abonnement pour les cabinets médicaux, avec des pressings partenaires afin de décharger complètement les gynécologues de la gestion du linge. Le sien reprend le même circuit», affirme-t-elle.
Un projet démarré en septembre 2022
Lirjeta Maxhuni travaille sur cette blouse depuis septembre 2022. Son projet de diplôme a été présenté en 2023 à la Dutch Design Week à Eindhoven aux Pays-Bas – plateforme promouvant la nouvelle génération de designers internationaux – et au Salon du meuble à Milan en 2024. La même année, elle obtient une bourse de 10'000 francs la fondation FIT Impact, 5'000 de la Fondation pour l’innovation et la technologie (VD), puis une bourse (10'000 francs) assortie d’un coaching de la fondation suisse de la culture Pro Helvetia. A chaque étape, son travail bénéficie d’une forte visibilité, via des communications institutionnelles et des publications sur les réseaux sociaux.
Ce sont précisément ces réseaux sociaux que la jeune femme a utilisés pour dénoncer «des parallèles trop nombreux pour être anodins» entre les deux projets. La polémique enfle, les défenseurs de la designer évoquent un plagiat. L’entrepreneur français se défend dans les commentaires.
L’entrepreneur se défend
Contacté par Blick, ce dernier – qui ne souhaite pas que son nom soit dévoilé – réfute catégoriquement toute accusation. «Je ne peux pas plagier un projet qui aurait été développé après le dépôt de mon brevet», nous répond-il par téléphone. L’ingénieur assure travailler sur une blouse d’examen gynécologique «depuis plusieurs années», bien avant la visibilité publique du projet de l’étudiante suisse. Il dit avoir entamé ses premières réflexions dès 2018 et avoir déposé un brevet en mai 2022 auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), en France.
Ce brevet – consultable publiquement – décrit un vêtement médical destiné à préserver l’intimité des patientes lors d’examens gynécologiques, grâce à un système d’ouvertures modulables. Un croquis sans détails esthétiques et sans éléments formels précis (coupe, volets, logique d’ouverture, couleurs). «Le dépôt est volontairement sommaire. C’est une stratégie classique: plus on est précis, plus on est facilement contournable», explique-t-il.
Selon lui, les ressemblances pointées par Lirjeta Maxhuni relèvent davantage d’une convergence d’idées que d’une copie. «On est huit milliards sur Terre. Des personnes peuvent très bien avoir des idées similaires, surtout lorsqu’elles répondent aux mêmes besoins médicaux», déclare-t-il.
Antériorité du brevet
De son côté, Lirjeta Maxhuni ne conteste pas l’antériorité du brevet. «Ce que je questionne, ce sont les similitudes esthétiques et formelles. A un moment, on ne parle plus d’une idée générale, mais d’un design précis: des choix de forme, de découpe, de construction, issus de mon travail.»
Interrogé sur ces ressemblances – volets rabattables, ouvertures par zones, couleur bordeaux –, l’ingénieur conteste toute inspiration directe. La teinte, affirme-t-il, n’aurait pas été choisie par lui, mais par des professionnelles de santé avec lesquelles il collabore, notamment au sein de structures d’accompagnement des femmes victimes de violences à l’automne 2025.
Il soutient n’avoir jamais eu connaissance du travail de la designer suisse avant que la polémique n’éclate sur les réseaux sociaux. Une version que Lirjeta Maxhuni nuance, rappelant que son projet a fait l’objet de publications, de posts Instagram datés et de communications institutionnelles dès 2023.
Sollicitée par Blick, l’ECAL indique qu’un échange sera proposé avec son ex-étudiante afin de «voir comment l’école peut l’accompagner au mieux». Elle précise toutefois ne pas pouvoir garantir une protection juridique systématique des projets des étudiants en raison de leur nombre élevé. Et rappelle que les travaux de diplôme restent la propriété de leurs auteurs. Une position qui interroge, alors que ces projets sont largement exposés et parfois repris dans des circuits professionnels.
À l’ECAL, comme dans d’autres hautes écoles d’art et de design, les projets de diplôme sont largement exposés, médiatisés et diffusés – sur les réseaux sociaux, lors d’événements, d’expositions internationales ou sur des plateformes professionnelles. Ces créations deviennent ainsi visibles bien au-delà du cadre académique.
«La question du droit d’auteur et, plus largement, de la propriété intellectuelle fait partie intégrante de la formation, assure l’institution par écrit. Ces enseignements visent à sensibiliser les étudiants aux enjeux juridiques liés à la création et à leur fournir des premiers outils de compréhension. Les étudiants sont ainsi encouragés à développer une vigilance sur ces sujets.»
Or, l’école reconnaît ne pas accompagner systématiquement ses étudiants dans les démarches concrètes de propriété intellectuelle, comme le dépôt de brevet ou de design. En cause notamment: le très grand nombre de projets réalisés chaque année au sein de l’institution. «L’école n’a ni la vocation ni les ressources humaines, financières ou juridiques pour engager ou mener des démarches de protection ou des procédures légales au nom des étudiants».
Choix individuels?
Ces procédures relèvent de choix individuels et de démarches personnelles, rappelle-t-elle. Une position qui interroge, alors même que certaines créations visent explicitement une application concrète, voire une future industrialisation.
Cette zone grise qui soulève une question plus large: comment protéger les jeunes designers lorsque leurs travaux sont publicisés avant même la sortie de l’école? Une problématique d’autant plus sensible lorsque les porteurs de projets sont encore étudiants, sans moyens financiers ni connaissances juridiques suffisantes pour anticiper d’éventuelles récupérations ou conflits de propriété intellectuelle.
Pour l’ECAL, «la visibilité et la reconnaissance publique des projets – par leur exposition, leur participation à des concours, des événements ou des plateformes professionnelles – constituent également une forme de protection, en établissant clairement leur antériorité et leur notoriété.»
Une protection qui, manifestement, n’a pas suffi pour Lirjeta Maxhuni.
À l’ECAL, comme dans d’autres hautes écoles d’art et de design, les projets de diplôme sont largement exposés, médiatisés et diffusés – sur les réseaux sociaux, lors d’événements, d’expositions internationales ou sur des plateformes professionnelles. Ces créations deviennent ainsi visibles bien au-delà du cadre académique.
«La question du droit d’auteur et, plus largement, de la propriété intellectuelle fait partie intégrante de la formation, assure l’institution par écrit. Ces enseignements visent à sensibiliser les étudiants aux enjeux juridiques liés à la création et à leur fournir des premiers outils de compréhension. Les étudiants sont ainsi encouragés à développer une vigilance sur ces sujets.»
Or, l’école reconnaît ne pas accompagner systématiquement ses étudiants dans les démarches concrètes de propriété intellectuelle, comme le dépôt de brevet ou de design. En cause notamment: le très grand nombre de projets réalisés chaque année au sein de l’institution. «L’école n’a ni la vocation ni les ressources humaines, financières ou juridiques pour engager ou mener des démarches de protection ou des procédures légales au nom des étudiants».
Choix individuels?
Ces procédures relèvent de choix individuels et de démarches personnelles, rappelle-t-elle. Une position qui interroge, alors même que certaines créations visent explicitement une application concrète, voire une future industrialisation.
Cette zone grise qui soulève une question plus large: comment protéger les jeunes designers lorsque leurs travaux sont publicisés avant même la sortie de l’école? Une problématique d’autant plus sensible lorsque les porteurs de projets sont encore étudiants, sans moyens financiers ni connaissances juridiques suffisantes pour anticiper d’éventuelles récupérations ou conflits de propriété intellectuelle.
Pour l’ECAL, «la visibilité et la reconnaissance publique des projets – par leur exposition, leur participation à des concours, des événements ou des plateformes professionnelles – constituent également une forme de protection, en établissant clairement leur antériorité et leur notoriété.»
Une protection qui, manifestement, n’a pas suffi pour Lirjeta Maxhuni.
Du côté français, le ton s’est durci. L’ingénieur annonce envisager le dépôt d’une plainte, estimant que les accusations formulées sur les réseaux sociaux par la Suissesse lui portent préjudice. Lors de ses échanges avec Blick, il s’est longuement exprimé sur le plan personnel, évoquant la violence ressentie, les insultes reçues sur les réseaux sociaux et la souffrance morale engendrée par cette affaire.
Mais cette défense s’accompagne de peu d’éléments matériels. A ce stade, le Français n’a pas été en mesure de produire des croquis, prototypes ou documents datés antérieurs à la diffusion des travaux de la designer suisse. Il a uniquement remis à Blick un avant-projet pédagogique réalisé en 2024 dans le cadre d’une collaboration avec l’Ecole de design de Troyes, ainsi qu'un dossier de recherche mené par deux étudiantes.
Or, ces propositions – couleur orange, système en deux pièces, fermetures par liens – diffèrent sensiblement de la blouse aujourd’hui présentée publiquement, sans continuité formelle documentée, laissant ouverte la question de la paternité du design. Contactées, elles n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
Suite judiciaire?
La suite se décidera probablement dans les tribunaux. Lirjeta Maxhuni, elle, se sent un peu dépassée par l’ampleur de la polémique. «Je souhaite juste corriger un récit qui me semblait injuste et trompeur. On travaille sur un sujet sensible, sur le rapport des femmes à leur corps, à la médecine, à la pudeur. Ce n’est pas un terrain de marketing opportuniste.»
Et de conclure: «Je fais un master à la HEP pour enseigner les arts visuels, j’ai 27 ans, et tout mon temps libre passe dans ce projet. Je ne veux pas m’arrêter à cette histoire. Je continue d'avancer, à développer ma blouse, jusqu’au jour où je pourrai enfin présenter une blouse fiable, concrète, et, j’espère, vraiment utile pour les femmes.»